Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/479

Cette page n’a pas encore été corrigée

ment ; j’en suis arrosé, mais n’en suis point imprégné. Cela est si vrai, que les productions de mon esprit, en quelque genre que ce soit, ne me satisfont jamais et que l’approbation des autres n’est pas pour moi un dédommagement. J’ai le jugement délicat et difficile, notamment à mon endroit ; [1] je me désavoue sans cesse et me sens, en tout, flottant et fléchissant par le fait de ma faiblesse ; rien de moi ne lui donne satisfaction. Je suis assez perspicace et vois juste ; mais à l’œuvre, ma vue se trouble. C’est ce que j’éprouve très nettement en poésie : je l’aime beaucoup et sais assez apprécier les ouvrages des autres ; mais quand je veux y mettre la main, je m’en tire vraiment comme un enfant, et, ce que je fais, je ne puis le souffrir. On peut faire le sot partout ailleurs, mais non en cet art : « Tout défend la médiocrité aux poètes les dieux, les hommes, les colonnes des portiques où on affiche leurs vers (Horace). » Plût à Dieu que cette sentence se trouvât à la devanture des boutiques de nos imprimeurs, pour en défendre l’entrée à bon nombre de versificateurs ! « mais nul ne croit plus en soi, qu’un mauvais poète (Martial) ».

Accueil fait aux jeux olympiques à la poésie de Denys l’ancien. — Que ne sommes-nous comme le peuple que voici. Denys l’ancien n’estimait rien tant en lui que sa poésie. Lors des jeux. olympiques, en même temps que des chars surpassant tous autres en magnificence, des tentes et des pavillons tout brillants d’or et royalement tapissés, il y envoyait aussi des poètes et des musiciens pour y présenter ses vers. Quand on en vint à les juger, grâce à une excellente déclamation, ils attirèrent au début l’attention du peuple ; mais quand, poursuivant, il en vint à apprécier l’ineptie de l’ouvrage, il commença à le trouver ridicule ; et, son jugement s’exaspérant peu à peu, il entra en fureur et, de dépit, se portant aux pavillons de Denys, il les abattit et les mit en pièces. Ses chars ne réussirent pas mieux dans la course à laquelle ils prirent part ; le navire qui ramenait ses gens ne put aborder en Sicile, la tempête le jeta sur les côtes de Tarente où il se brisa ; et ce même peuple ne mit pas en doute que ce fût là un effet de la colère des dieux irrités comme lui en raison de ce mauvais poème ; les mariniers échappés au naufrage partageaient eux-mêmes cette opinion. L’oracle qui prédit la mort de ce tyran, parut même ratifier ce sentiment : il portait que « Denys serait près de sa fin, quand il aurait vaincu ceux qui vaudraient mieux que lui ». Cette prédiction, Denys en fit application aux Carthaginois, dont la puissance dépassait la sienne : en guerre avec eux, souvent il ne poussait pas ses victoires à fond et contenait ses troupes, pour ne pas tomber dans le cas prédit. Mais il avait mal saisi le sens de l’oracle ; le dieu avait visé le temps où, par l’intrigue, il l’emporta à Athènes sur les poètes tragiques qui lui étaient supérieurs, obtenant, contre toute justice, que fût jouée sa pièce ayant pour titre « Les Lénéens » ; aussitôt après ce succès, il mourut subitement, en grande partie de la joie excessive qu’il en éprouva.

  1. *