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I’en suis arrosé, mais non pas teint. Car à la verité, quant aux effects de l’esprit, en quelque façon que ce soit, il n’est iamais party de moy chose qui me contentast. Et l’approbation d’autruy ne me paye pas. I’ay le iugement tendre et difficile, et notamment en mon endroit. Ie me sens flotter et fleschir de foiblesse. Ie n’ay rien du mien, dequoy satisfaire mon iugement : i’ay la veue assez claire et reglée, mais à l’ouurer elle se trouble : comme l’essaye plus euidemment en la poësie. Ie l’ayme infiniment ; ie me cognois assez aux ouurages d’autruy : mais ie fay à la verité l’enfant quand i’y veux mettre la main ; ie ne me puis souffrir. On peut faire le sot par tout ailleurs, mais non en la poësie.

Mediocribus esse poetis
Non dij, non homines, non concessere columnæ.

Pleust à Dieu que cette sentence se trouuast au front des boutiques de tous noz imprimeurs, pour en deffendre l’entrée à tant de versificateurs.

Verùm
Nil securius est malo poeta.

Que n’auons nous de tels peuples ? Dionysius le pere n’estimoit rien tant de soy, que sa poësie. A la saison des jeux Olympiques, auec des chariots surpassant tous autres en magnificence, il enuoya aussi des poëtes et des musiciens, pour presenter ses vers, auec des tentes et pauillons dorez et tapissez royalement. Quand on vint à mettre ses vers en auant, la faueur et excellence de la prononciation attira sur le commencement l’attention du peuple. Mais quand par apres il vint à poiser l’ineptie de l’ouurage, il entra premierement en mespris : et continuant d’aigrir son iugement, il se ietta tantost en furie, et courut abbattre et deschirer par despit tous ces pauillons. El ce que ces chariots ne feirent non plus, rien qui vaille en la course, et que la nauire, qui rapportoit ses gents, faillit la Sicile, et fut par la tempeste poussée et fracassée contre la coste de Tarante il tint pour certain que c’estoit l’ire des Dieux irritez comme luy, contre ce mauuais poëme : et les mariniers mesmes, eschappez du naufrage, alloient secondant l’opinion de ce peuple à laquelle, l’oracle qui predit sa mort, sembla aussi aucunement soubscrire. Il portoit, que Dionysius seroit pres de sa fin. quand il auroit vaincu ceux qui vaudroyent mieux que luy. Ce qu’il interpreta des Carthaginois, qui le surpassoyent en puissance. El ayant affaire à eux, gauchissoit souuent la victoire, et la temperoit, pour n’encourir le sens de cette prediction. Mais il l’entendoit mal : car le Dieu marquoit le temps de l’aduantage, que par faueur et iniustice il gaigna à Athenes sur les poëtes tragiques, meilleurs que luy : ayant faict iouer à l’enuy la sienne, intitulée les Leneïens. Soudain apres laquelle victoire, il trepassa : et en partie pour l’ex-