Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/476

Cette page n’a pas encore été corrigée

faict : i’admire l’asseurance et promesse, que chacun a de soy : là où il n’est quasi rien que ie sçache sçauoir, ny que i’ose me respondre pouuoir faire. Ie n’ay point mes moyens en proposition et par estat et n’en suis instruit qu’apres l’effect : autant doubteux de ma force que d’vne autre force. D’où il aduient, si ie rencontre louablement en vne besongne, que ie le donne plus à ma fortune, qu’à mon industrie d’autant que ie les desseigne toutes au hazard et en crainte.Pareillement i’ay en general cecy, que de toutes les opinions que l’ancienneté a euës de l’homme en gros, celles que i’embrasse plus volontiers, et ausquelles ie n’attache le plus, ce sont celles qui nous mesprisent, auilissent, et aneantissent le plus. La philosophie ne me semble iamais auoir si beau ieu, que quand elle combat nostre presomption et vanité ; quand elle recognoist de bonne foy son irresolution, sa foiblesse, et son ignorance. Il me semble que la mere nourrice des plus fausses opinions, et publiques et particulieres, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soy. Ces gens qui se perchent à cheuauchons sur l’epicycle de Mercure, qui voient si auant dans le ciel, ils m’arrachent les dents : car en l’estude que ie fay, duquel le subject, c’est l’homme, trouuant vne si extreme varieté de iugemens, vn si profond labyrinthe de difficultez les vnes sur les autres, tant de diuersité et incertitude, en l’eschole mesme de la sapience : vous pouuez penser, puis que ces gens là n’ont peu se resoudre de la cognoissance d’eux mesmes, et de leur propre condition, qui est continuellement presente à leurs yeux, qui est dans eux ; puis qu’ils ne sçauent comment bransle ce qu’eux mesmes font bransler, ny comment nous peindre et deschiffrer les ressorts qu’ils tiennent et manient eux mesmes, comment ie les croirois de la cause du flux et reflux de la riuiere — du Nil. La curiosité de cognoistre les choses, a esté donnée aux hommes pour fleau, dit la saincte Escriture.Mais pour venir à mon particulier, il est bien difficile, ce me semble, qu’aucun autre s’estime moins, voire qu’aucun autre m’estime moins, que ce que ie m’estime. Ie me tien de la commune sorte, sauf en ce que ie m’en tiens : coulpable des deffectuositez plus basses et populaires : mais non desaduoüées, non excusées. Et ne me prise seulement que de ce que ie sçay mon prix. S’il y a de la gloire, elle est infuse en moy superficiellement, par la trahison de ma complexion : et n’a point de corps, qui comparoisse à la veuë de mon iugement.