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pour le plus grand capitaine du monde. — Tout chez nous est convention ; les conventions nous emportent et nous font délaisser la réalité des choses ; nous nous accrochons aux branches et lâchons le tronc et la partie essentielle. Nous avons enseigné aux dames à rougir, rien qu’en entendant nommer ce qu’elles ne craignent nullement de faire ; nous n’osons appeler de leur nom nos membres, que nous ne craignons pas d’employer à des débauches de toute sorte.

Se peindre soi-même est le seul moyen de se faire connaître pour qui mène une vie obscure ; c’est ce qui détermine Montaigne à parler de lui-même. — Les conventions nous défendent d’exprimer les actes licites et naturels et nous les observons ; la raison nous interdit d’en commettre qui soient illicites et mauvais et personne ne l’écoute. Moi-même, en ce moment, je suis arrêté par ces lois que nous imposent les conventions et qui ne permettent pas de parler de soi, pas plus en bien qu’en mal ; mais cette fois nous passerons outre. — Ceux que la fortune, bonne ou mauvaise comme on voudra la qualifier, a appelés à passer leur vie dans de très hautes situations, peuvent, par leurs actes publics, faire connaître ce qu’ils sont ; mais ceux qu’elle a laissés perdus dans la foule, dont personne ne parlera si eux-mêmes n’en parlent, sont excusables lorsque, à l’exemple de Lucilius, ils prennent la hardiesse d’entretenir de leur propre personne ceux qui ont intérêt à les connaître : « Il confiait ses secrets au papier comme à un ami fidèle ; qu’il en arrivât bien ou mal, jamais il n’eut d’autre confident, aussi s’est-il mis tout entier dans ses ouvrages, comme dans un tableau qu’il aurait voulu consacrer aux dieux (Horace). » Son papier était le dépositaire de ses actions et de ses pensées, et il s’y peignait tel qu’il se voyait. « Rutilius et Scaurus, pour avoir agi de même, n’ont été ni moins crus, ni moins estimés (Tacite). »

Enfant, il avait des gestes qui pouvaient dénoter en lui de la fierté ; on ne saurait en inférer qu’il soit atteint de ce défaut. — Donc, il me souvient que, dès ma plus tendre enfance, on remarquait en moi je ne sais quelle tournure, quels gestes témoignant quelque peu de vanité et une sotte fierté. Je veux, à cet égard, dire de suite qu’il n’est pas rare d’avoir des qualités et des penchants qui nous soient propres et qui s’enracinent en nous, au point que nous sommes hors d’état de nous en apercevoir et de nous en rendre compte ; de ces dispositions naturelles, le corps en retient d’ordinaire quelque habitude, sans même que nous nous en doutions et que nous y soyons pour quelque chose. — Chez Alexandre, c’était une propension à tenir la tête légèrement inclinée sur un côté, ce qui allait bien à son genre de beauté ; de même chez Alcibiade, sa manière de parler lente et grave. Jules César se grattait la tête avec un doigt, ce qui est l’indice de quelqu’un qui a de graves soucis. Cicéron, si je ne me trompe, fronçait le nez, signe d’un naturel moqueur. De semblables habitudes peuvent survenir en nous, sans que nous nous en apercevions. Il y en a d’autres qui sont étudiées et dont je ne parle pas, comme les salutations et les révérences qui nous