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émus en voyant le nom de ce grand malfaiteur, qui inspirait autrefois tant de terreur et était si redouté, être aujourd’hui maudit et insulté en toute liberté par le premier écolier auquel la pensée en vient, laissons-la croître autant qu’elle voudra et entretenons-la du mieux que nous pourrons. Platon, auquel tout était bon pour amener ses concitoyens à la vertu, leur conseille, entre autres choses, de ne pas mépriser[1] la considération et l’estime des peuples, et dit que, par une sorte d’inspiration divine, les méchants eux-mêmes savent souvent, tant dans leurs propos que dans leurs jugements, très justement distinguer les bons des mauvais. Ce philosophe et Socrate son maître s’entendent admirablement et n’hésitent pas à faire intervenir l’action et les révélations divines, chaque fois que la force humaine est impuissante, « à l’exemple des poètes tragiques qui ont recours à un dieu, lorsqu’ils ne savent comment trouver le dénouement de leur pièce (Cicéron) » ;[2] c’est peut-être pour cela que Timon, l’invectivant, l’appelait grand fabricant de miracles.

Un semblable mobile équivaut à l’emploi de fausse monnaie quand la bonne ne suffit pas ; cela a été le cas de tous les législateurs. — Puisque les hommes sont incapables de se payer complètement en bonne monnaie, employons-y aussi de la fausse. Tous les législateurs ont agi ainsi ; et il n’est pas de législation où on ne retrouve quelque mélange soit de cérémonies futiles, soit de légendes mensongères qui servent à tenir le peuple en bride pour qu’il ne se détourne pas du devoir. C’est pour cela que la plupart d’entre elles ont des origines et des commencements fabuleux, enrichis de mystères surnaturels, ce qui a mis en crédit ces religions nées de l’erreur et les a fait accepter par les gens sensés. C’est pour cette cause, pour amener plus sûrement les hommes à croire davantage en eux, que Numa et Sertorius les nourrissaient de ces sottises l’un, que la nymphe Égérie, l’autre, que sa biche blanche, leur apportaient de la part des dieux les conseils qu’ils en recevaient. La même autorité que Numa donna à ses lois par cette intervention divine, Zoroastre, le législateur de la Bactriane et de la Perse, la communiqua aux siennes en se servant du nom du dieu Oromazis ; Trismégiste, par Mercure, en usa de même à l’égard des Égyptiens ; Zamolxis se servit de Vesta vis-à-vis des Scythes ; Charondas, de Saturne à l’égard des peuples de la Chalcédoine ; Minos, de Jupiter auprès des Candiotes ; Lycurgue, d’Apollon auprès des Lacédémoniens ; Dracon et Solon, de Minerve auprès des Athéniens ; toute législation a un dieu à sa tête ; chez toutes ce sont de faux dieux, seule celle que Moïse donna au peuple de Judée à sa sortie d’Égypte émane du vrai Dieu. La religion des Bédouins, dit le Sire de Joinville, portait, entre autres choses, que l’âme de celui d’entre eux qui mourait pour son prince, passait dans un autre corps plus heureux, plus beau, plus fort que le premier, ce qui les amenait à exposer beaucoup plus volontiers leur vie : « Ils bravaient le fer, embrassaient la mort, regardant comme une lâcheté de ménager une vie qui devait renaître (Lucain). » C’est là une très salutaire croyance,

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