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autresfois surnommez Eyquem, surnom qui touche encore vne maison cogneue en Angleterre. Quant à mon autre nom, il est, à quiconque aura enuie de le prendre. Ainsi i’honorcray peut estre, vn crocheteur en ma place. Et puis quand i’aurois vne merque particuliere pour moy, que peut elle merquer quand ie n’y suis plus ? peut elle designer et fauorir l’inanité ?

Nunc leuior cippus non imprimit ossa
Laudat posteritas, nunc non è manibus illis,
Nunc non è tumulo fortunatáque fauilla
Nascuntur viola ?

Mais de cecy i’en ay parlé ailleurs.Au demeurant en toute vne bataille où dix mill’hommes sont stropiez ou tuez, il n’en est pas quinze dequoy lon parle. Il faut que ce soit quelque grandeur bien eminente, ou quelque consequence d’importance, que la Fortune y ait iointe, qui face valoir vn’action priuée, non d’vn harquebuzier seulement, mais d’vn Capitaine : car de tuer vn homme, ou deux, ou dix, de se presenter courageusement à la mort, c’est à la verité quelque chose à chacun, de nous, car il y va de tout : mais pour le monde, ce sont choses si ordinaires, il s’en voit tant tous les iours, et en faut tant de pareilles pour produire vn effect notable, que nous n’en pouuons attendre aucune particuliere recommendation.

Casus multis hic cognitus, ac iam
Tritus, et è medio fortunæ ductus aceruo.

De tant de miliasses de vaillans hommes qui sont morts depuis quinze cens ans en France, les armes en la main, il n’y en a pas cent, qui soyent venus à nostre cognoissance. La memoire non des chefs seulement, mais des battailles et victoires est enscuelie. Les fortunes de plus de la moitié du monde, à faute de registre, ne bougent de leur place, et s’esuanouissent sans durée. Si i’auois en ma possession les euenemens incognus, i’en penserois tresfacilement supplanter les cognus, en toute espece d’exemples. Quoy, que des Romains mesmes, et des Grecs, parmy tant d’escriuains et de tesmoings, et tant de rares et nobles exploicts, il en est venu si peu iusques à nous ?

Ad nos vix tenuis famæ perlabitur aura.

Ce sera beaucoup si d’icy à cent ans on se souuient en gros, que de nostre temps il y a eu des guerres ciuiles en France. Les Lacedemoniens sacrifioient aux Muses entrans en battaille, afin que leurs gestes fussent bien et dignement escris, estimants que ce fust vne faueur diuine, et non commune, que les belles actions trou-