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faire étalage que notre âme doit remplir son rôle ; c’est pour nous et en nous, où nul ne la voit que nous. Là, elle nous couvre contre la crainte de la mort, contre la douleur et même contre la honte ; elle nous donne de la fermeté si nous venons à perdre nos enfants, nos amis et nos biens ; et, lorsque le cas se présente, elle nous fait affronter les hasards de la guerre : « Non pour quelque récompense, mais pour la satisfaction attachée à la vertu (Cicéron). » C’est là un profit autrement grand, autrement digne d’être souhaité et espéré que l’honneur et la gloire, qui ne sont autre chose qu’une appréciation favorable qu’on porte sur nous.

Le jugement des foules est méprisable, le sage ne doit pas attacher de prix à l’opinion des fous. — Pour juger du droit de propriété d’un arpent de terre, il faut trier, dans une nation entière, une douzaine d’hommes ; tandis que pour juger nos intentions et nos actions, la chose la plus difficile et la plus importante qui soit, nous nous en remettons à la voix publique, à la voix de la foule si ignorante, injuste et inconstante. Est-il raisonnable de faire dépendre des fous le jugement à porter sur la vie d’un sage ? « Quoi de plus insensé que d’estimer, quand ils sont réunis, des gens que l’on méprise quand chacun d’eux est considéré à part (Cicéron). » Quiconque vise à plaire à la multitude n’y parvient jamais ; elle n’offre qu’un but mal défini et qui ne donne pas prise : « Rien n’honore moins que les jugements de la foule (Tite-Live). » — Démétrius, parlant de la voix du peuple, disait en plaisantant qu’il ne se souciait pas plus de celle qui lui sortait par en haut que de celle lui sortant par en bas. Cicéron en parle plus mal encore : « Je dis, moi, qu’une chose, lors même qu’elle ne serait pas honteuse, semble l’être si elle est louée par la multitude. » — Nul talent, nulle souplesse d’esprit ne parviennent à diriger nos pas à la suite d’un guide aussi dévoyé et aussi déréglé : au milieu de cette confusion tumultueuse et sans consistance de bruits, de rapports, d’opinions émanant des foules qui nous pressent de tous côtés, aucune route ne peut être tracée que nous puissions suivre. Ne nous proposons donc pas un but si flottant et si indécis, et marchons constamment à la suite de la raison. Que l’approbation publique nous y suive si elle veut, et, comme elle dépend, uniquement du hasard, nous n’avons pas lieu d’espérer la voir venir à nous davantage par une autre voie plutôt que par celle-ci.

Quand on ne suivrait pas la voie droite parce qu’elle est droite, il faudrait encore la suivre parce qu’elle est d’ordinaire la plus avantageuse. — Si je ne suivais le droit chemin en raison même de sa droiture, je le suivrais encore parce que j’ai constaté par expérience qu’au bout du compte, c’est d’ordinaire celui qui nous rend le plus heureux et nous est le plus utile : « C’est un bienfait de la Providence, que les choses honnêtes soient aussi les plus profitables (Quintilien). » Pendant une violente tempête, un nautonier des temps anciens parlait ainsi à Neptune : « Ô Dieu, tu me sauveras, si tu veux ; tu me