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et qui, cependant, ont déployé le même courage que ces deux héros, mais que leur mauvais sort a arrêtés court au début même de leurs entreprises ? Il ne me souvient pas avoir lu qu’au travers des si nombreux et si grands dangers qu’il a courus, César ait jamais été blessé, et mille sont morts en affrontant des périls moindres que le moindre de ceux dans lesquels il s’est trouvé. — Pour une belle action qui profite à son auteur, une infinité passent inaperçues, parce que personne ne se trouve là pour en porter témoignage ; on n’est pas toujours sur le sommet d’une brèche ou à la tête d’une armée, en vue de son général, comme si on était sur une estrade ; on peut être surpris entre une haie et un fossé ; selon les nécessités du moment, être obligé de s’escrimer contre un poulailler, de déloger d’une grange quatre chétifs arquebusiers ; parfois, étant détaché de sa troupe, se trouver dans l’obligation d’agir isolément. Et même, pour peu qu’on y prête attention, on remarquera, je crois, que, de fait, les opérations qui mettent le moins en relief sont celles qui présentent le plus de danger ; et que, dans les guerres de notre époque, il s’est perdu plus de braves dans des échauffourées de peu d’importance et à se disputer la possession de quelque bicoque, que dans des actions mémorables faisant honneur à ceux qui y ont pris part.

La vertu est à rechercher pour elle-même, indépendamment de l’approbation des hommes. — Celui qui tient sa mort pour mal employée, s’il ne succombe en se signalant, au lieu de s’illustrer, ternit de lui-même sa vie, lorsqu’il laisse échapper les occasions de courir la chance pour une cause juste, car ce qui est juste vous vaut toujours assez d’illustration, le témoignage de sa conscience étant pour chacun une gloire suffisante : « Notre gloire, c’est le témoignage de notre conscience (saint Paul). » Celui qui n’est homme de bien que parce qu’on le saura et parce qu’on l’en estimera davantage quand ce sera su, qui ne veut bien faire qu’à condition que sa vertu vienne à la connaissance des hommes, n’est pas quelqu’un dont on puisse obtenir beaucoup de service. « Je crois que le reste de cet hiver, Rolund fit des choses dignes de mémoire ; mais elles ont été si secrètes jusqu’ici, que ce n’est pas ma faute si je ne les raconte pas, car Roland a toujours été plus prompt à faire de belles actions qu’à les publier, et jamais ses exploits n’ont été divulgués que lorsqu’ils ont eu des témoins (Arioste). » — Il faut aller à la guerre par devoir et n’en attendre que cette récompense qui ne saurait faire défaut à toute belle action, si cachée qu’elle soit, qu’obtiennent même les pensées vertueuses et qui consiste dans le contentement, qu’une bonne conscience ressent en elle-même, de bien faire. Il faut être vaillant pour soi-même et pour l’avantage qu’il y a à être doué d’un courage reposant sur une base ferme et assurée, le mettant à même de défier les assauts de la fortune : « La vertu véritable brille d’un éclat sans mélange ; elle ignore les refus honteux, elle ne prend ni ne quitte les faisceaux consulaires au gré d’un peuple volage (Horace). » — Ce n’est pas pour