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suite des avantages qui peuvent la rendre désirable ; elle nous vaut de la bienveillance, elle fait que nous sommes moins exposés aux injures et aux offenses d’autrui et autres choses semblables.

C’était là un des principaux dogmes d’Épicure, qui pourtant à son heure dernière n’a pas été, lui aussi, sans se préoccuper de sa réputation. — C’était aussi un des principaux dogmes d’Épicure, ce précepte de son école : « Cache ta vie », qui défend de s’embarrasser des charges et de la gestion des affaires publiques ; il suppose nécessairement qu’au préalable on méprise la gloire qui est l’approbation que le monde donne à celles de nos actions que nous mettons en évidence. Nous ordonner de cacher notre vie, de ne nous occuper que de nous-mêmes et ne pas vouloir que les autres soient initiés à ce que nous faisons, c’est vouloir encore moins qu’ils nous honorent et nous glorifient. Aussi Épicure conseille-t-il à Idoménée de ne pas régler ses actions sur l’opinion ou la réputation qui peuvent communément avoir cours, à moins que ce ne soit nécessaire pour éviter les autres inconvénients qui parfois résulteraient pour lui du mépris que les hommes pourraient lui témoigner.

Ces recommandations sont, à mon avis, parfaitement vraies et raisonnables ; mais nous sommes, je ne sais comment, deux êtres en un seul ; ce qui fait qu’à une même chose nous croyons et nous ne croyons pas et que nous ne pouvons nous défaire de ce que nous condamnons. Reportons-nous, en effet, aux dernières paroles d’Épicure, prononcées au moment de sa mort ; elles sont grandes, dignes d’un philosophe tel que lui ; elles portent cependant trace du souci qu’il a de la réputation qui demeurera attachée à son nom et de cette disposition d’esprit, objet de ses critiques dans les préceptes qu’il a émis. Voici une lettre dictée par lui, peu avant son dernier soupir :

« Épicure à Hermachus, salut. — J’ai écrit ceci, ce jour, le dernier de ma vie, jour heureux bien que je souffre de la vessie et des intestins, au point qu’on ne saurait souffrir davantage ; mais ma souffrance est compensée par le plaisir qu’apporte à mon âme le souvenir des idées que j’ai innovées et des plaidoyers que j’ai produits à leur sujet. Toi, prends sous ta protection les enfants de Métrodore ; je compte, à cet égard, sur l’affection que, dès ton enfance, tu as eue pour moi et pour la philosophie. »

Voilà sa lettre. Ce qui me donne à croire que ce plaisir qu’il dit ressentir, en son âme, des idées qu’il a innovées, s’applique quelque peu à la réputation qu’il espérait en acquérir après sa mort, ce sont ses dispositions testamentaires, par lesquelles il veut qu’« Aminomaque et Timocrate, ses héritiers, fournissent chaque année, au mois de janvier, pour la célébration de l’anniversaire de sa naissance, la somme qu’Hermachus leur fixera ; et aussi, celle nécessaire à la dépense pour, le vingtième jour de chaque lune, traiter les philosophes, ses amis particuliers, qui se réuniraient en l’honneur de sa mémoire et de celle de Métrodore.