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sous ce rapport et craindrais, si je la fortifiais davantage, que cela ne tourne contre moi ; sans compter que lorsque les temps redeviendront tranquilles, nous serons contraints de les démanteler. Dans de semblables demeures, il est dangereux de ne pouvoir s’y maintenir, et on n’est pas sûr de le pouvoir parce que, dans les guerres intestines, votre valet peut être du parti opposé au vôtre ; et, lorsque c’est la religion qui en est le prétexte, les parents eux-mêmes, et non sans que cela ne paraisse justifié, deviennent suspects. Le trésor public ne peut entretenir des garnisons chez chacun, il n’y suffirait pas ; nous ne pouvons le faire sans nous ruiner, ou ruiner le peuple, ce qui, à plus d’inconvénients, joint d’être plus injuste encore. Que sans me défendre, je sois envahi, je ne m’en trouverai guère plus mal. Si au contraire vous vous défendez, vous vous perdez ; vos amis eux-mêmes, au lieu de vous plaindre, s’amusent à critiquer votre négligence à pourvoir à votre sûreté, et l’ignorance ou la nonchalance que vous apportez à ce qui est du ressort de votre profession. De ce que tant de maisons, dont la résistance était préparée, ont été perdues alors que la mienne est encore debout, je suis porté à croire que ce sont les vélléités de résistance mêmes qui ont causé leur perte ; elles ont donné l’idée de les attaquer et justifié l’assaillant à ses propres yeux ; tout préparatif de défense marque qu’on est disposé à combattre. On peut se jeter chez moi si telle est la volonté de Dieu ; mais, quoi qu’il arrive, je n’y appellerai personne ; ce m’est un lieu de retraite où je me repose des guerres ; c’est un coin que j’essaie de soustraire à la tempête qui règne partout, comme je fais en mon âme d’un autre petit coin. La guerre qui nous désole peut changer de forme, s’étendre, de nouveaux partis se constituer, pour moi, je ne bouge pas. De tant de maisons fortifiées, moi seul, que je sache, de ma condition[1] en France, m’en suis remis simplement au ciel du soin de protéger la mienne, et n’en ai jamais ôté pour les mettre en lieu sûr, ni argenterie, ni titres, ni tapisseries, ne voulant ni craindre, ni me sauver à demi. Si une entière confiance dans la Providence me vaut la faveur divine, elle se continuera jusqu’à la fin ; sinon, j’ai été préservé pendant assez de temps, pour que déjà ce soit un fait digne de remarque et à noter, car voilà bien trente ans que cela dure.


CHAPITRE XVI.

De la gloire.

À Dieu seul appartiennent gloire et honneur ; l’homme manque de tant d’autres choses autrement nécessaires, qu’il est bien puéril à lui de rechercher celle-ci. — En tout, il y a le nom et la chose. Le nom est un mot qui marque et signifie la

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