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de leurs désirs ; d’une dent cruelle, ils impriment sur ses lèvres des baisers douloureux ; un secret aiguillon les excite contre celui-là même qui allume la fureur de leurs transports (Lucrèce). »

Tout ce qui est étranger a plus d’attrait pour nous ; défendre une chose, c’est la faire désirer. — Il en est ainsi de tout ; la difficulté donne du prix aux choses. Les habitants de la Marche d’Ancône portent plus volontiers leurs vœux à Saint-Jacques de Compostelle, et ceux de la Galice à Notre-Dame de Lorette ; on fait à Liège grand cas des bains de Lucques et, en Toscane, de ceux de Spa ; on ne voit guère de Romains fréquenter l’école d’escrime de Rome, qui est pleine de Français. Le grand Caton, tout comme cela nous arrive, se lassa de sa femme, tant qu’elle fut à lui, et se reprit à la désirer quand elle fut à un autre. J’ai renvoyé au haras un vieux cheval dont on ne pouvait venir à bout quand il sentait les juments : la facilité de se donner carrière avec les siennes l’en a aussitôt rassasié ; mais avec les autres, c’est comme avant, et la première qui passe près de son enclos, ramène ses hennissements continus et ses surexcitations furieuses. Notre appétit méprise ce qui est à sa disposition ; il ne s’y arrête pas et poursuit ce qu’il n’a pas : « Il dédaigne ce qu’il a sous la main et court après ce qui le fuit (Horace). » Nous défendre quelque chose, c’est nous en donner envie : « Si tu ne surveilles pas ta maîtresse, elle cessera bientôt d’être à moi (Ovide) » ; nous l’abandonner complètement, c’est nous porter à en faire fi. La privation et l’abondance ont le même inconvénient : « Tu te plains de ton superflu et moi du manque du nécessaire (Térence). » Le désir et la jouissance nous font également souffrir. La rigueur de nos maîtresses nous donne de l’ennui ; mais, à vrai dire, l’aisance et la facilité avec lesquelles elles se livrent à nous, nous en causent encore plus, d’autant que le mécontentement et la colère naissent du prix que nous attachons à ce que nous désirons, excitent notre amour, le réchauffent, tandis que la satiété engendre le dégoût ; ce n’est plus qu’une passion émoussée, hébétée, lasse et endormie : Si tu veux régner longtemps sur ton amant, dédaigne ses prières (Ovide) » ; « Faites les dédaigneux, celle qui vous a refusé hier, viendra s’offrir à vous aujourd’hui (Properce). »

Les femmes ne se voilent et n’affectent de la pudeur, que pour se faire désirer. — Pourquoi Poppée imagina-t-elle de tenir couvertes d’un masque les beautés de son visage, sinon pour leur donner plus de prix aux yeux de ses amants ? Pourquoi les femmes dérobent-elles à la vue, avec ces voiles descendant jusqu’au-dessous des talons, ces appâts[1] que chacune voudrait montrer, que chacun désire voir ? Pourquoi entassent-elles les unes sur les autres tant de choses qui défendent les approches de ces parties de leur corps sur lesquelles se portent notre désir et le leur ? À quoi servent ces énormes bastions dont les nôtres viennent d’armer leurs hanches, sinon à leurrer notre appétit en nous attirant vers elles, tout en nous en tenant écartés ? « Elle court se cacher derrière les saules, mais auparavant elle a fait en sorte d’être aperçue (Virgile) » ; « Par-

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