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qu’on voit aux supplices courir à leur fin, et haster l’execution, et la presser, ils ne le font pas de resolution, ils se veulent oster le temps de la considerer : l’estre morts ne les fasche pas, mais ouy bien le mourir.

Emori nolo, sed me esse mortuum, nihili æstimo.

C’est vn degré de fermeté, auquel i’ay exprimenté que ie pourrois arriuer, comme ceux qui se iettent dans les dangers, ainsi que dans la mer, à yeux clos.Il n’y a rien, selon moy, plus illustre en la vie de Socrates, que d’auoir eu trente iours entiers à ruminer le decret de sa mort de l’auoir digerée tout ce temps là, d’vne tres-certaine esperance, sans esmoy, sans alteration et d’vn train d’actions et de parolles, rauallé plustost et anonchally, que tendu et releué par le poids d’vne telle cogitation.Ce Pomponius Atticus, à qui Cicero escrit, estant malade, fit appeller Agrippa son gendre, et deux ou trois autres de ses amys ; et leur dit, qu’ayant essayé qu’il ne gaignoit rien à se vouloir guerir, et que tout ce qu’il faisoit pour allonger sa vie, allongeoit aussi et augmentoit sa douleur ; il estoit deliberé de mettre fin à l’vn et à l’autre, les priant de trouuer bonne sa deliberation, et au pis aller, de ne perdre point leur peine à l’en destourner. Or ayant choisi de se tuer par abstinence, voyla sa maladie guerie par accident : ce remede qu’il auoit employé pour se deffaire, le remet en santé. Les medecins et ses amis faisans feste d’vn si heureux euenement, et s’en resiouyssans auec luy, se trouuerent bien trompez car il ne leur fut possible pour cela de luy faire changer d’opinion, disant qu’ainsi comme ainsi luy falloit il vn iour franchir ce pas, et qu’en estant si auant, il se vouloit oster la peine de recommencer vn’autre fois. Cestuy-cy ayant recognu la mort tout à loisir, non seulement ne se descourage pas au ioindre, mais il s’y acharne : car estant satisfaict en ce pourquoy il estoit entré en combat, il se picque par brauerie d’en voir la fin. C’est bien loing au delà de ne craindre point la mort, que de la vouloir taster et sauourer.L’histoire du philosophe Cleanthes est fort pareille. Les gengiues luy estoyent enflées et pourries : les medecins luy conseillerent d’vser d’vne grande abstinence. Ayant ieuné deux iours, il est si bien amendé, qu’ils luy declarent sa guarison, et permettent de retourner à son train de viure accoustumé. Luy au rebours, goustant desia quelque douceur en cette defaillance, entreprend de ne se retirer plus arriere, et franchir le pas, qu’il auoit fort auancé.Tullius Marcellinus ieune homme