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CHAPITRE XIII.

Du jugement à porter sur la mort d’autrui.

Peu d’hommes témoignent à leur mort d’une réelle fermeté d’âme. — Quand nous jugeons de la fermeté dont quelqu’un a fait preuve au moment de la mort, qui est assurément l’affaire capitale de la vie humaine, il faut tenir compte que rarement on se croit arrivé à ce point. Peu de gens meurent convaincus qu’ils sont à leur heure dernière, et il n’y a rien où l’espérance trompeuse nous illusionne davantage. Elle ne cesse de nous corner aux oreilles : « D’autres ont bien été plus malades, sans en mourir ; — L’affaire n’est pas si désespérée qu’on le pense ; — Au pis aller, Dieu a fait bien d’autres miracles. » Il en résulte que nous faisons trop de cas de nous-mêmes ; il semble que tout souffre, de quelque façon, de notre anéantissement et compatit à notre état, d’autant que notre vue altérée nous fait voir les choses autrement qu’elles ne sont ; il nous semble que ce sont elles qui se dérobent à nos yeux, quand ce sont eux qui sont en défaut, ainsi qu’il arrive à ceux qui voyagent sur mer, pour lesquels les montagnes, la campagne, les villes, le ciel, la terre se meuvent en même temps qu’eux et avec la même vitesse : « Nous sortons du port, la terre et la mer semblent s’éloigner (Virgile). » — Qui a jamais vu la vieillesse ne pas louer le temps passé et ne pas critiquer le présent, imputant au monde et aux mœurs du moment sa misère et son chagrin ? « Secouant sa tête chauve, le vieux laboureur soupire ; il compare le présent avec le passé, vante le bonheur de son père et parle sans cesse de la piété des anciens temps (Lucrèce). »

Nous sommes portés d’ordinaire à croire la nature entière intéressée à notre conservation. — Nous rapportons tout à nous, ce qui fait que nous faisons de notre mort une chose d’importance, qui ne saurait passer inaperçue et sans que les astres, solennellement consultés, ne se prononcent : « Que de dieux en mouvement pour la vie d’un seul homme (Sénèque) ! » et nous le pensons d’autant plus, que nous nous estimons davantage : « Comment tant de science se perdrait, et le dommage si considérable qui en résulterait ne serait pas l’objet d’une préoccupation particulière du destin ! La disparition d’une âme aussi rare, aussi exemplaire ne coute-t-elle donc pas plus que celle du premier venu qui est sans utilité ! Cette vie qui en soutient tant d’autres, dont tant d’autres dépendent, à laquelle tant de monde a intérêt, qui occupe tant de charges, est-il possible qu’elle soit écartée comme une autre qui ne tient pour ainsi dire à rien ! » – Nul de nous ne songe assez qu’il