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subdivisions, se refuse à admettre toute autre répartition. Il en est de même de la nature qui se mesure, comme le temps lui-même qui lui sert de mesure : il n’y a non plus en elle rien qui demeure, ni qui subsiste ; tout ce dont elle se compose ou a été, ou est en train de naitre, ou est mourant. C’est pourquoi ce serait péché de dire de Dieu que « seul il est, a été, ou sera », parce que ce sont là des termes qui impliquent des changements, des transformations, des vicissitudes qui sont le propre de ce qui ne peut durer et dont l’existence n’est pas continue ; d’où il faut conclure que « Dieu seul est », non suivant une mesure quelconque du temps, mais selon l’éternité immuable et fixe, qui n’est pas fonction du temps et n’est sujette à aucune variation ; rien ne l’a précédé, rien ne le suivra et rien n’est ni plus nouveau, ni plus récent ; il est réellement, maintenant et toujours qui pour lui ne font constamment qu’un ; rien, si ce n’est lui, lui seul, n’existe véritablement, sans qu’on en puisse dire : « Il a été ou il sera », n’ayant pas eu de commencement et ne devant pas avoir de fin. »

L’homme n’est rien, ne peut rien par lui-même ; seule la foi chrétienne lui permet de s’élever au-dessus de sa misérable condition. — À cette conclusion si religieuse d’un homme qui était païen, je n’ajouterai, pour clore ce long et ennuyeux entretien dont le sujet est inépuisable, que ce mot d’un autre philosophe païen lui aussi, et qui est dans les mêmes idées : « Oh, dit-il, quelle vile et abjecte chose que l’homme, s’il ne s’élève au-dessus de l’humanité ! » C’est là une réflexion inspirée par un bon sentiment et le désir d’être utile, autant qu’une idée absurde. Il est en effet impossible et contre nature, de faire une poignée plus grande que le poing, une brassée plus grande que le bras, une enjambée plus considérable que la longueur de nos jambes ; il ne peut davantage se faire que l’homme s’élève au-dessus de lui-même et de l’humanité, car il ne peut voir qu’avec ses yeux et saisir qu’avec les moyens qui lui sont propres. Il s’élèvera si Dieu, par extraordinaire, y prête la main ; il s’élèvera sous condition qu’il abandonne ses propres moyens d’action, qu’il y renonce et se laisse hausser et soulever exclusivement par les moyens qui lui viennent du ciel. C’est notre foi chrétienne, et non la vertu stoïque des philosophes, qui peut prétendre opérer cette divine et miraculeuse métamorphose.