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génération qui suit vont toujours défaisant et gâtant la génération qui précède : « Le temps change la face entière du monde ; à un ordre de choses en succède nécessairement un autre ; rien n’est stable, tout se transforme et la nature est en continuelle métamorphose (Lucrèce). » — « Et nous, sots que nous sommes, nous redoutons une forme particulière de la mort, alors que déjà nous en avons subi et en subissons tant d’autres ; car, ainsi que le fait ressortir Héraclite, non seulement la mort du feu engendre l’air, la mort de l’air engendre l’eau, mais comme nous pouvons le voir d’une façon encore plus manifeste par ce qui se passe en nous, la fleur de l’âge passe et meurt quand survient la vieillesse, la jeunesse se termine quand l’homme arrive à la fleur de l’âge, l’enfance quand commence la jeunesse, et le premier âge quand vient l’enfance. Aujourd’hui marque la mort d’hier, demain sera celle d’aujourd’hui, rien ne demeure immuable. Admettons, en effet, que nous le soyons et demeurions toujours tels « que nous sommes : comment se pourrait-il que nous nous réjouissions tantôt d’une chose à un moment, tantôt d’une autre à un autre instant ? comment expliquer que nous aimions des choses contraires les unes aux autres ou que nous les haïssions, que nous les louions ou que nous les blâmions ? Si nous éprouvons des sentiments différents pour une même chose, c’est que notre pensée à son sujet s’est modifiée, car il n’est pas vraisemblable que sans qu’il se soit opéré de changements en nous, nos sentiments aient varié ; ce que le changement affecte, n’est plus identiquement le même qu’avant ; n’étant plus identiquement le même, il n’est donc plus. Cessant d’être identique à soi-même, on cesse purement et simplement d’exister puisqu’on devient un autre ; par suite les sens se trompent et mentent sur la nature « des choses, quand ils prennent ce qui apparaît pour ce qui est faute de bien savoir ce qui est. »

D’où nous arrivons à conclure qu’il n’y a rien de réel, rien de certain, rien qui existe que Dieu. — « Qu’y a-t-il donc qui soit vraiment tel qu’on le voit ? Cela seul qui est éternel, c’est-à-dire qui jamais n’a eu de commencement et qui jamais n’aura de fin ; qui jamais ne change sous l’effet du temps, car le temps est chose mobile qui nous apparaît comme une ombre, entraînant avec lui la matière qui va coulant comme un fluide, jamais stable, toujours en transformation ; à lui s’appliquent bien ces mots : « Devant et après », « a été ou sera », qui par leur assemblage même montrent jusqu’à l’évidence qu’il ne s’agit pas d’une chose qui est, car ce serait une grande sottise et une erreur indéniable de dire que cela est, d’une chose qui n’est pas encore ou qui a déjà cessé d’être. L’idée que nous nous faisons du temps se traduit par ces mots : « Présent, Instant, Maintenant », qui semblent en être la base ; mais que la raison s’y arrête, et sur-le-champ cet assemblage s’écroule ; dès le premier instant elle le rompt, le répartit en passé et futur et, en dehors de ces deux