Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/418

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Hic igitur ratio tibi rerum praua necesse est,
Falsaque sit falsis quæcumque à sensibus orta est.

Au demeurant, qui sera propre à iuger de ces differences ? Comme nous disons aux debats de la religion, qu’il nous faut vn iuge non attaché à l’vn ny à l’autre paryy, exempt de choix et d’affection, ce qui ne se peut parmy les Chrestiens : il aduient de mesme en cecy car s’il est vieil, il ne peut iuger du sentiment de la vieillesse, estant luy mesme partie en ce debat : s’il est ieune, de mesme : sain, de mesme, de mesme malade, dormant, et veillant : il nous faudroit quelqu’vn exempt de toutes ces qualitez, afin que sans præoccupation de iugement, il iugeast de ces propositions, comme à luy indifferentes : et à ce compte il nous faudroit vn iuge qui ne fust pas.Pour iuger des apparences que nous receuons des subjects, il nous faudroit vn instrument iudicatoire pour verifier cet instrument, il nous y faut de la demonstration pour verifier la demonstration, vn instrument, nous voila au rouet. Puis que les sens ne peuuent arrester nostre dispute, estans pleins eux-mesmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison : aucune raison ne s’establira sans vne autre raison, nous voyla à reculons iusques à l’infiny. Nostre fantasie ne s’applique pas aux choses estrangeres, ains elle est conceue par l’entremise des sens, et les sens ne comprennent pas le subject estranger, ains seulement leurs propres passions et par ainsi la fantasie et apparence n’est pas du subject, ains seulement de la passion et souffrance du sens ; laquelle passion, et subject, sont choses diuerses : parquoy qui iuge par les apparences, iuge par chose autre que le subject. Et de dire que les pas-ions des sens, rapportent à l’ame, la qualité des subjects estrangers par ressemblance ; comment se peut l’ame et l’entendement asseurer de cette ressemblance, n’ayant de soy nul commerce, aucc les subjects estrangers ? Tout ainsi comme, qui ne cognoist pas Socrates, voyant son pourtraict, ne peut dire qu’il luy ressemble. Or qui voudroit toutesfois iuger par les apparences : si c’est par toutes, il est impossible, car elles s’entr’empeschent par leurs contrarietez et discrepances, comme nous voyons par experience. Sera ce qu’aucunes apparences choisies reglent les autres ? Il faudra verifier cette choisie par vne autre choisie, la seconde par la tierce : et par ainsi ce ne sera iamais faict. Finalement, il n’y a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des obiects. Et nous, et nostre iugement, et toutes choses mortelles,