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c’est là une mascarade bien inutile, qui rend les pères ennuyeux pour leurs enfants, et en même temps ridicules, ce qui est pire. Les enfants ont pour eux la jeunesse et toutes les forces, par suite le vent et la faveur du monde ; les mines fières et tyranniques d’un homme qui n’a plus de sang ni au cœur ni dans les veines les font sourire ; ce ne sont là que des épouvantails pour éloigner les oiseaux des jardins. Alors même que je pourrais me faire craindre, je préférerais encore me faire aimer ; il y a tant de défauts dans la vieillesse, tant d’impuissance, elle prête si fort au mépris, que ce qu’elle peut avoir de mieux à son actif, c’est l’affection et l’amour des siens ; le commandement et la crainte ont cessé d’être des armes en ses mains.

Exemple d’un vieillard qui, voulant se faire craindre, était le jouet de tout son entourage. — J’ai connu quelqu’un qui avait été très autoritaire dans sa jeunesse ; l’âge l’a atteint, mais il se maintient dans un aussi bon état que possible : il frappe, il mord, il jure, se montre le maître le plus difficile à servir qui soit en France ; il s’épuise en soins et vigilance. Tout cela est comédie : autour de lui, c’est un complot dans lequel entre sa famille elle-même ; la meilleure part de tout ce qui est dans le grenier, dans la cave, voire même dans sa bourse, est pour les autres, bien qu’il en ait les clefs dans son aumônière et y veille plus que sur ses yeux. Pendant qu’il se contente de vivre sur ses économies et d’une table chichement servie, dans tous les réduits de sa maison c’est une débauche continue ; on s’amuse, on dépense, on raille les chimères que se forgent sa vaine colère et sa prévoyance. Chacun est en sentinelle contre lui ; si par hasard quelque serviteur de petite importance s’attache à lui, on excite aussitôt contre ce fâcheux les soupçons du maître : chose facile, la vieillesse méfiante y étant naturellement portée. Bien souvent il s’est vanté à moi de la fermeté avec laquelle il tient les siens en bride, de l’obéissance absolue et du respect qu’il en obtient ; il voit vraiment bien peu clair dans ses affaires ! « Lui seul ignore ce qui se passe chez lui (Térence) ! » Je ne connais pas d’homme qui, pour conserver la direction de sa maison, ait recours à plus de moyens naturels ou indiqués par l’expérience, et cela pour être joué comme un enfant ; c’est ce qui me l’a fait choisir comme un exemple des plus typiques, parmi plusieurs situations de ce genre au courant desquelles je suis. « En est-il mieux ainsi ou vaudrait-il mieux qu’il en fût autrement ? » c’est une question sur laquelle on peut ergoter. En apparence on lui cède toujours, mais c’est là une concession sans portée faite à son autorité ; on ne lui résiste jamais, on l’écoute, on le craint, on le respecte autant qu’il peut le souhaiter. Donne-t-il congé à un domestique ? celui-ci fait son paquet et le voilà parti, mais seulement hors de sa présence ; la vieillesse a de si lentes allures, ses sens sont si troublés, que le dit valet vivra et continuera son service dans la maison pendant un an, sans qu’il l’aperçoive ; puis, au bout d’un laps de temps convenable, on fait -