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phique, si ferme soit-elle, qui puisse nous donner le courage d’y marcher, comme nous le ferions si elle reposait à terre. J’ai souvent éprouvé dans nos montagnes de ce côté-ci des Pyrénées, bien que je. sois de ceux que cela n’effraie que médiocrement, que je ne pouvais supporter la vue de ces immenses profondeurs sans ressentir du frisson et un tremblement dans les jarrets et les cuisses, bien qu’il s’en fallut d’une longueur égale à ma taille que je ne fusse tout à fait au bord et que je susse parfaitement qu’une chute n’était possible que si, volontairement, je m’exposais à ce danger. J’ai remarqué aussi que, quelque hauteur qu’il y ait, si sur la pente se présente un arbre ou une pointe de rocher qui coupe la vue et sur lequel elle puisse se poser un peu, cela nous soulage et nous rassure, comme si, en cas de chute, nous pouvions en attendre du secours ; tandis que nous ne pouvons seulement pas regarder, sans que la tête nous tourne, les précipices abrupts et unis, « de telle sorte qu’on ne peut regarder en bas, sans être pris de vertige (Tite-Live) », ce qui est une vivante imposture de la vue. — C’est ce qui conduisit ce beau philosophe à se crever les yeux pour se mettre l’âme à l’abri des impressions déréglées qu’elle en recevait et pouvoir philosopher plus librement ; mais, à ce compte, il eut dû aussi se bourrer de coton les oreilles qui, au dire de Théophraste, sont les plus dangereux de nos organes, susceptibles, par la violence des impressions qu’elles nous communiquent, de troubler et d’altérer nos idées ; et, en fin de compte se priver également de tous les autres sens, autant dire de son être et de la vie, car tous ont ce pouvoir d’exercer de l’empire sur notre raison et notre âme : « Il arrive souvent que tel spectacle, telle voix, tel chant impressionnent vivement nos esprits ; souvent aussi la douleur et la crainte produisent le même effet (Cicéron). » — Les médecins prétendent que certains tempéraments s’agitent jusqu’à la fureur, sous l’effet de certains sons et de certains instruments. J’en ai vu qui ne pouvaient entendre ronger un os sous leur table, sans perdre patience ; et il n’y a guère de personnes qui ne soient incommodées par le bruit aigu et pénétrant que fait la lime quand on travaille le fer ; de même entendre près de soi le bruit des mâchoires dans la mastication, ou parler quelqu’un qui a le gosier ou le nez embarrassé, agace certaines gens jusqu’à la colère et la haine. Ce joueur de flûte qui, à Rome, accompagnait Gracchus et atténuait, accentuait ou modifiait les accents de la voix de son maître haranguant le peuple, à quoi servait-il, si le rythme et les inflexions de ses sons n’avaient la propriété d’émouvoir et de modifier l’esprit de ses auditeurs ? Il y a vraiment bien de quoi se féliciter si fort de cette belle faculté qu’a notre jugement de se laisser ainsi manier et transformer sous l’action et l’imprévu d’un aussi léger souffle !

Par contre, les passions de l’âme ont également action sur les témoignages des sens et concourent à les altérer. — Si les sens induisent en erreur notre entendement, à leur tour ils sont tout autant trompés ; notre âme, parfois, prend sur eux sa