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beauté. Un jour, on a voulu me persuader qu’un homme, que nous connaissons tous nous autres Français, m’en avait imposé en me récitant des vers qu’il avait composés ; qu’ils n’étaient pas tels sur le papier qu’ils en avaient l’air, et que mes yeux en jugeraient autrement que mes oreilles, tant la diction donne de prix et ajoute aux ouvrages qui ont à subir l’épreuve de la lecture ! Aussi Philoxènes n’avait-il pas tort quand, entendant un lecteur lire d’une façon incorrecte un de ses écrits, il se mit à casser et piétiner des briques qui appartenaient à ce fâcheux, en disant : « Je brise ce qui est à toi, comme tu gâtes ce qui est à moi. » — Pour quelle raison des gens qui se sont donné la mort avec résolution, ont-ils détourné la tête, pour ne pas voir le coup qu’ils se faisaient porter ? Et ceux qui, malades, désirent et demandent qu’on les incise ou qu’on les cautérise, pourquoi ne peuvent-ils soutenir la vue des apprêts du chirurgien, de ses instruments et de l’opération ; ce n’est cependant pas de la vue, que doit leur venir la douleur ? ces exemples ne prouvent-ils pas l’empire que les sens exercent sur la raison ? — Nous avons beau savoir que les tresses d’un page ou d’un laquais ont été empruntées, que cette rougeur vient d’Espagne, que.cette blancheur et son brillant sont des produits de l’Océan, contre toute raison notre vue nous fait quand mème paraitre plus aimable et plus agréable l’objet qui s’en pare : « Nous sommes séduits par la parure ; l’or et les pierreries cachent les défauts ; une jeune fille est la moindre partie de ce qui nous plait en elle. Souvent on a peine à trouver ce qu’on aime parmi tant d’ornements ; c’est sous cette égide opulente que l’amour trompe nos yeux (Ovide). » Combien les poètes accordent de pouvoir aux sens, lorsqu’ils nous représentent Narcisse épris de son ombre : « Il admire tout ce qu’il a d’admirable. L’insensé ! il se désire lui-mème, c’est lui-même qu’il approuve, lui-même qu’il convoite ; il brule de feux qu’il a lui-même allumés (Ovide) ; » c’est pour cela aussi qu’ils nous montrent Pygmalion, l’esprit si troublé par l’impression que lui cause la vue de sa statue d’ivoire, qu’il l’aime et se fait son serviteur, comme si elle était animée : « Il la couvre de baisers et s’imagine qu’elle lui répond ; il la saisit, l’étreint ; il croit sentir sous ses doigts le frisson de la chair, et craint en la pressant, d’y laisser une empreinte livide (Ovide). »

Qu’on mette un philosophe dans une cage en fil de fer assez mince et à larges mailles et que cette caisse soit suspendue au haut des tours de Notre-Dame de Paris, il verra d’une façon évidente qu’il est impossible qu’il en tombe et, malgré cela, à moins qu’il ne soit familiarisé avec le métier de couvreur, il ne pourra s’empêcher d’être épouvanté et transi par la vue de la hauteur à laquelle il se trouve. Nous-mêmes avons assez de peine à garder notre assurance, quand nous sommes sur les galeries qui règnent sur nos clochers, pour peu qu’elles soient à jour, et alors même qu’elles sont en pierre ; certaines gens ne peuvent seulement pas en supporter la pensée. Qu’on jette entre ces deux tours une poutre assez large pour qu’on puisse se promener dessus, il n’y a pas de sagesse philoso-