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apparences qui nous sont transmises par nos sens sont fausses », et si ce que disent les Stoïciens est également vrai : « que les apparences que nous recevons par les sens, sont tellement entachées de faux, qu’elles ne peuvent produire aucune science », du fait de ces deux grandes sectes dogmatistes, nous sommes amenés à conclure que la science n’est pas.

L’expérience révèle les erreurs et les incertitudes des sens qui, bien souvent, en imposent à la raison. — Quant à l’erreur et à l’incertitude des opérations des sens, chacun peut s’en procurer autant d’exemples qu’il lui plaît, tant les fautes et les tromperies qu’ils nous font sont ordinaires. Par l’effet de l’écho d’un vallon, le son d’une trompette semble venir de devant nous. alors qu’il part d’une lieue par derrière. — « Des montagnes qui s’élèvent au-dessus de la mer, nous paraissent de loin une même masse, quoiqu’en réalité elles soient très distantes l’une de l’autre. Les collines et les champs que nous côtoyons, semblent fuir vers la poupe du vaisseau sur lequel nous naviguons à pleines voiles. Si votre cheval s’arrête au milieu d’un cours d’eau, il paraît remonter obliquement le courant, comme emporté par une force étrangère (Lucrèce). » — Faites rouler une balle d’arquebuse sous le second doigt de la main, celui du milieu se superposant sur celui-ci : il faut se faire extrêmement violence pour reconnaitre qu’il n’y a qu’’une balle, tant les sens nous en représentent deux. — Que les sens dominent souvent notre raison et la contraignent à recevoir des impressions qu’elle sait fausses et apprécie telles, cela se voit constamment. Je laisse de côté le sens du toucher, qui a des fonctions plus immédiates, plus vives, et se traduit par des effets plus tangibles ; qui, par la douleur qu’il est susceptible de faire éprouver au corps, renverse si fréquemment toutes les belles résolutions stoïques et arrache des plaintes à qui a mal au ventre, lors même que, dans le plus profond de son âme, il est un adepte fervent de ce principe, que « la colique, comme toute autre maladie et toute autre souffrance, est chose indifférente, et qu’elle n’a pas le pouvoir de diminuer en rien le souverain bonheur et la félicité que la vertu procure au sage ». Mais il n’est cœur si efféminé que le son de nos tambours et de nos trompettes n’échauffe ; il n’y en a pas de si dur que la musique, par sa douceur, n’éveille et ne chatouille ; il n’y a pas âme si revêche qui ne se sente prise de recueillement, en considérant la sombre immensité de nos églises, leurs ornements si divers et l’ordre de nos cérémonies ; en entendant le son de nos orgues qui porte tant à la dévotion, et l’harmonie si bien réglée de nos chants religieux ; ceux mêmes qui entrent dans ces édifices avec une idée de mépris, s’en sentent le cœur impressionné et éprouvent comme une sorte de crainte superstitieuse qui les met en défiance de leur opinion. — Quant à moi, je ne m’estime pas assez fort pour demeurer insensible à la récitation de vers d’Horace ou de Catulle, dite d’une façon intelligente par une bouche jeune et belle, à la voix agréable ; la voix, dit Zénon avec juste raison, est la fleur de la