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toute connaissance nous parvenant par leur entremise et leur moyen, s’ils sont en défaut dans les rapports qu’ils nous en font, s’ils corrompent ou altèrent ce qu’ils nous communiquent du dehors, si la lumière qui par eux se fait en notre âme est obscurcie au passage, nous n’avons plus sur quoi nous puissions compter. De cette extrême difficulté, sont nés ces divers aphorismes : « Chaque chose renferme en elle tout ce qu’on y trouve ; — dans chacune il n’y a rien de ce que nous pensons y trouver » ; et aussi ceux-ci qui émanent des Épicuriens : « Le soleil n’est pas plus grand que notre vue nous le fait apprécier ; — les apparences qui nous font voir un corps plus grand quand on en est proche, et plus petit quand on en est éloigné, sont vraies toutes deux » ; « nous ne convenons pas pour cela que nos yeux nous trompent, ne leur imputons donc pas les erreurs de l’esprit (Lucrèce) » ; — et, ce qui est plus hardi : « Nos sens ne se trompent pas, nous sommes sous leur entière dépendance, et il faut chercher ailleurs les raisons qui peuvent expliquer les différences et les contradictions que nous constatons ; inventer même (ils en viennent jusque-là) tout autre mensonge ou rêverie de notre esprit, plutôt qu’accuser les sens. » — Timagoras jurait qu’il avait beau cligner de l’œil, le presser, jamais il n’avait aperçu en double la lumière d’une chandelle et que cette illusion vient d’une erreur d’imagination et non d’un vice de cet organe. — De toutes les absurdités, la plus absurde, d’après les Épicuriens, est de désavouer le pouvoir et les effets des sens : « Les indications des sens sont vraies en tous temps. Si la raison ne peut expliquer pourquoi ce qui, carré vu de près, de loin paraît long, il vaut encore mieux, à défaut de la solution vraie de ce double phénomène, en donner une fausse plutôt que de laisser échapper de ses mains l’évidence, plutôt que de mentir à sa foi première et ruiner tous les fondements de crédibilité sur lesquels reposent notre conservation et notre vie, car les intérêts de la raison ne sont pas ici les seuls en jeu ; la vie elle-même ne se conserve qu’avec le secours des sens ; c’est sur leur témoignage que nous évitons les précipices et les autres choses nuisibles (Lucrèce). » Ce conseil désespéré et si peu philosophique ne signifie autre chose que la science humaine ne peut exister qu’autant que nous lui prêtons le secours d’une raison déraisonnable, folle, obstinée, et que, pour la satisfaction de la vanité de l’homme, il vaut encore mieux en user ainsi, aussi bien que de tout autre remède si fantastique qu’il soit, que d’avouer sa bêtise à laquelle il ne peut se soustraire ; c’est là une vérité bien peu à son avantage. Il ne peut empêcher que les sens ne soient les souverains maîtres des connaissances qu’il possède ; mais en aucun cas ils n’offrent de certitude et ils sont toujours sujets à nous induire en erreur ; c’est là un point sur lequel il nous faut insister à outrance ; et à défaut de ce qui devrait, avec juste raison, faire sa force, mais qui n’existe pas, l’homme doit y suppléer par l’opiniâtreté, la témérité, l’impudence. — Si les Épicuriens sont dans le vrai, c’est-à-dire « si la science n’existe pas du moment que les