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cognoissance vient en nous par leur entremise et moyen, s’ils faillent au rapport qu’ils nous font, s’ils corrompent ou alterent ce, qu’ils nous charrient du dehors, si la lumiere qui par eux s’écoule en nostre ame est obscurcie au passage, nous n’auons plus que tenir. De cette extreme difficulté sont nées toutes ces fantasies que chaque subiect a cn soy tout ce que nous y trouuons : qu’il n’a rien de ce que nous y pensons trouuer : et celle des Epicuriens, que le soleil n’est non plus grand que ce que nostre veuë le iuge :

Quicquid id est, nihilo fertur maiore figura,
Quam, nostris oculis quam cernimus, esse videtur :

que les apparences, qui representent vn corps grand, à celuy qui en est voisin, et plus petit, à celuy qui en est esloigné, sont toutes deux vrayes :

Nec tamen hic oculos falli concedimus hilum ;
Proinde animi vitium hoc oculis adfingere noli :

et resolument qu’il n’y a aucune tromperie aux sens : qu’il faut passer à leur mercy, et chercher ailleurs des raisons pour excuser la difference et contradiction que nous y trouuons. Voyre inuenter toute autre mensonge et resuerie (ils en viennent iusques là) plustost que d’accuser les sens. Timagoras iuroit, que pour presser ou biaiser son ceuil, il n’auoit iamais apperceu doubler la lumiere de la chandelle et que cette semblance venoit du vice de l’opinion, non de l’instrument. De toutes les absurditez la plus absurde aux Epicuriens, est, desauoüer la force et l’effect des sens.

Proinde quod in quoque est his visum tempore, verum est.
Et, si non potuit ratio dissoluere causam,
Cur ea que fuerint iuxtim quadrata, procul sint
Visa rotunda : tamen præstat rationis egentem
Reddere mendosè causas vtriusque figuræ,
Quàm manibus manifesta suis emittere quæquam,
Et violare fidem primam, et conuellere tota
Fundamenta, quibus nixatur vita salúsque.
Non modo enim ratio ruat omnis, vita quoque ipsa
Concidat extemplo, nisi credere sensibus ausis,
Præcipitesque locos vitare, et cætera quæ sint
In genere hoc fugienda.

Ce conseil desesperé et si peu philosophique, ne represente autre chose, sinon que l’humaine science ne se peut maintenir que par raison des raisonnable, folle et forcenée : mais qu’encore vaut-il mieux, que l’homme, pour se faire valoir, s’en serue, et de tout autre remede, tant fantastique soit-il, que d’aduoüer sa necessaire bestise verité si desaduantageuse. Il ne peut fuïr, que les sens ne soyent les souuerains maistres de sa cognoissance : mais ils sont incertains et falsifiables à toutes circonstances. C’est-là, où il faut battre à outrance : et, si les forces iustes nous faillent, comme elles font, y employer l’opiniastreté, la temerité, l’impudence. Au cas, que ce que disent les Epicuriens soit vray, à sçauoir, que nous n’auons pas de science, si les apparences des sens sont fauces : et,