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produicts par la faculté de quelque sens, que nous ayons à dire ? et si aucuns d’entre eux ont vne vie plus pleine par ce moyen, et entiere que la nostre ? Nous saisissons la pomme quasi par tous nos sens : nous y trouuons de la rougeur, de la polisseure, de l’odeur et de la douceur : outre cela, elle peut auoir d’autres vertus, comme d’asseicher ou restreindre, ausquelles nous n’auons point de sens qui se puisse rapporter. Les proprietez que nous appellons occultes en plusieurs choses, comme à l’aymant d’attirer le fer, n’est-il pas vraysemblable qu’il y a des facultez sensitiues en Nature propres à les iuger et à les apperceuoir, et que le defaut de telles facultez, nous apporte l’ignorance de la vraye essence de telles choses ? C’est à l’auanture quelque sens particulier, qui descouure aux coqs l’heure du matin et de minuict, et les esmeut à chanter : qui apprend aux poulles, avaut tout vsage et experience, de craindre vn esparuier, et non vne oye, ny vn paon, plus grandes bestes qui aduertit les poulets de la qualité hostile, qui est au chat contr’eux, et à ne se deffier du chien s’armer contre le miaulement, voix aucunement flatteuse, non contre l’abayer, voix aspre et quereleuse. Aux freslons, aux formis, et aux rats, de choisir tousiours le meilleur formage et la meilleure poire, auant que d’y auoir tasté, et qui achemine le cerf, l’elephant et le serpent à la cognoissance de certaine herbe propre à leur guerison.Il n’y a sens, qui n’ait vne grande domination, et qui n’apporte par son moyen vn nombre infiny de cognoissances. Si nous auions à dire l’intelligence des sons, de l’harmonie, et de la voix, cela apporteroit vne confusion inimaginable à tout le reste de nostre science. Car outre ce qui est attaché au propre effect de chaque sens, combien d’argumens, de consequences, et de conclusions tirons nous aux autres choses par la comparaison de l’vn sens à l’autre ? Qu’vn homme entendu, imagine l’humaine nature produicte originellement sans la veuë, et discoure combien d’ignorance et de trouble luy apporteroit vn tel defaut, combien de tenebres et d’aueuglement en nostre ame on verra par là, combien nous importe, à la cognoissance de la verité, la priuation d’vn autre tel sens, ou de deux, ou de trois, si elle est en nous. Nous auons formé vne verité par la consultation et concurrence de nos cinq sens : mais à l’aduenture falloit-il l’accord de huict, ou de dix sens, et leur contribution, pour l’apperceuoir certainement et en son essence.Les sectes qui, combatent la science de l’homme, elles la combatent principalement par l’incertitude et foiblesse de nos sens. Car puis que toute