Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/399

Cette page n’a pas encore été corrigée

vrir l’autre : « L’ouïe peut-elle rectifier la vue, ou le toucher rectifier l’ouïe ? le gout suppléer au tact ? et l’odorat ou la vue réformer leurs erreurs (Lucrèce) ? » Ils constituent absolument la limite extrême de nos facultés : « Chacun a sa puissance, chacun sa force propre (Lucrèce). » Il est impossible de faire comprendre à un aveugle-né qu’il ne voit pas ; il est impossible de lui faire désirer d’y voir et regretter le sens qui lui fait défaut ; aussi ne devons-nous tirer aucune assurance qu’aucun sens ne nous manque, de ce que notre âme est contente et satisfaite de ceux que nous avons, vu que, si cette imperfection existe, nous ne sommes à même ni de la sentir ni d’en souffrir. Il est impossible de dire quoi que ce soit à cet aveugle qui, par raisonnement, preuve ou analogie, l’amène à ce que son imagination acquière la moindre notion de ce que peuvent être la lumière, la couleur, la vue ; il n’est rien en lui qui puisse l’amener à avoir idée de ce que peut être ce sens. Quand nous voyons les aveugles-nés souhaiter d’y voir, ce n’est pas qu’ils comprennent ce qu’ils demandent ; ils savent par nous qu’ils ont quelque chose qui laisse à désirer, qu’il est en nous quelque chose qui leur manque ; ils le nomment, en indiquent les effets et conséquences, mais cependant ne savent pas ce que c’est, et ne le conçoivent ni un peu, ni beaucoup.

Je connais un gentilhomme de bonne maison, aveugle de naissance, ou tout au moins qui l’est devenu à un âge où on ne sait encore ce que c’est que la vue. Il se rend si peu compte de ce qui lui manque, qu’il use et emploie comme nous les locutions servant à exprimer ce que l’on voit, mais en en faisant une application tout à fait particulière et qui lui est propre. On lui présentait un enfant dont il est le parrain ; l’ayant pris dans les bras : « Mon Dieu, dit-il, le bel enfant qu’il est beau à voir ! comme son visage respire la gaité ! » Il dira comme chacun de nous : « Cette salle a une belle vue ; le temps est clair ; il fait un beau soleil. » Il y a plus ; comme la chasse, le jeu de paume, le tir à l’arquebuse sont des exercices que nous pratiquons et qu’il en a entendu parler, il les affectionne, s’y mêle et croit y prendre la même part que nous ; il s’y complaît, s’y passionne, et pourtant ne les conçoit que par l’oreille. On lui crie lorsqu’on est sur un beau terrain plat où il peut aller et venir : « Voilà un lièvre » ; on lui dit ensuite : « Le lièvre est pris » ; et il est aussi fier de cette capture qu’il entend dire aux autres qu’ils le sont eux-mêmes. Au jeu de paume, il prend la balle de la main gauche et la lance avec sa raquette dans n’importe quelle direction ; avec l’arquebuse, il tire au hasard, et croit ses gens lorsqu’ils lui disent qu’il a tiré trop haut ou à côté.

Sait-on si le genre humain ne commet pas de pareilles sottises, faute de quelques sens, dont l’absence fait que la plupart des choses ne nous apparaissent pas sous leur vrai jour ? Sait-on si la difficulté que nous éprouvons à comprendre certaines œuvres de la nature ne vient pas de là ; si certaines choses accomplies par des animaux, qui dépassent ce que nous-mêmes pouvons faire, ne sont