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par la faculté de connaître que possède le sujet ; cela est incontestable parce que le jugement étant un acte de celui qui juge, il est naturel qu’il y emploie au mieux ses moyens et sa volonté, et qu’il ne soit pas contraint de s’en rapporter à autrui, ainsi qu’il adviendrait si la connaissance de toutes choses s’imposait à nous par le fait même de leur nature. Or il n’en est point ainsi ; cette connaissance nous arrive par les sens, qui sont nos maîtres : « Ce sont les voies par lesquelles l’évidence pénètre dans le sanctuaire de l’esprit humain (Lucrèce) » ; c’est par eux que la science commence à nous pénétrer, et par eux qu’elle s’affirme. Après tout, nous serions aussi ignorants que peut l’être une pierre, si nous ne connaissions l’existence du son, de l’odeur, de la lumière, de la saveur, de la mesure, du poids, de la mollesse, de la dureté, de l’âpreté, de la couleur, du poli, de la largeur, de la profondeur, ce qui constitue la base et les principes de toute notre science ; au point que pour certains, science n’est autre chose que sensation. Quiconque est de force à m’obliger à contredire ce que me témoignent mes sens, me tient à la gorge, il m’accule au point que je ne puis reculer davantage ; les sens sont le commencement et la fin des connaissances humaines : « Vous reconnaîtrez que la notion du vrai nous vient par les sens ; leur témoignage est irrécusable, car quel guide mérite plus notre confiance (Lucrèce) ? » Qu’on leur attribue le moins qu’on pourra, toujours faudra-t-il leur concéder que tout ce que nous savons nous vient d’eux et par leur intermédiaire. Cicéron dit que Chrysippe ayant essayé d’amoindrir la force des sens et leur propriété, rencontra en lui-même de tels arguments contraires à sa thèse et de si violentes oppositions qu’il ne put atteindre au but ; ce qui fit dire à Carnéade qui, en cette occasion, disputait contre lui et se vantait de se servir des armes mêmes et des paroles de Chrysippe pour le combattre : « Malheureux, ta propre force t’a perdu ! » Il n’est rien de si absurde, selon nous, de si excessif que de soutenir que le feu n’échauffe pas, que la lumière n’éclaire pas, que le fer n’est ni pesant, ni dur, toutes choses dont la connaissance nous est venue par les sens ; il n’y a chez l’homme aucune croyance, aucune science qui puissent se comparer en certitude à ce qu’ils nous enseignent.

Si nous ne pouvons tout expliquer, peut-être est-ce parce que certains sens existent dont l’homme est dépourvu, ce qu’il est dans l’impossibilité de constater. — La première observation que je ferai sur les sens est que je mets en doute que l’homme soit pourvu de tous ceux dont dispose la nature. Je vois des animaux qui passent très bien toute leur vie, les uns sans y voir, les autres sans entendre ; qui sait si, à nous aussi, il ne manque pas un, deux, trois et même plusieurs autres sens ? S’il nous en manque, notre raison est impuissante à faire que nous nous en apercevions. C’est le privilège des sens, d’être le summum de notre perspicacité ; il n’y a rien en dehors d’eux qui nous puisse venir en aide pour les révéler, l’un d’eux ne peut même pas faire décou-