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cognoissant : car puis que le iugement vient de l’operation de celuy qui iuge, c’est raison que cette operation il la parface par ses moyens et volonté, non par la contraincte d’autruy : comme il aduiendroit, si nous cognoissions les choses par la force et selon la loy de leur essence. Or toute cognoissance s’achemine en nous par les sens, ce sont nos maistres :

Via qua munita fidei
Proxima fert humanum in pectus, templáque mentis.

La science commence par eux, et se resout en eux. Apres tout, nous ne sçaurions non plus qu’vne pierre, si nous ne sçauions, qu’il y a son, odeur, lumiere, faueur, mesure, poix, mollesse, durté, aspreté, couleur, polisseure, largeur, profondeur. Voyla le plant et les principes de tout le bastiment de nostre science. Et selon aucuns, science n’est rien autre chose, que sentiment. Quiconque me peut pousser à contredire les sens, il me tient à la gorge, il ne me sçauroit faire reculer plus arriere. Les sens sont le commencement et la fin de l’humaine cognoissance.

Inuenies primis ab sensibus esse creatam
Notitiam veri, neque sensus posse refelli.
Quid maiore fide porro quàm sensus haberi
Debet ?

Qu’on leur attribue le moins qu’on pourra, tousiours faudra il leur donner cela, que par leur voye et entremise s’achemine toute nostre instruction. Cicero dit que Chrysippus ayant essayé de rabattre de la force des sens et de leur vertu, se representa à soymesmes des argumens au contraire, et des oppositions si vehementes, qu’il n’y peut satisfaire. Surquoy Carneades, qui maintenoit le contraire party, se vantoit de se seruir des armes mesmes et paroles de Chrysippus, pour le combattre et s’escrioit à cette cause contre luy : Ô miserable, ta force t’a perdu. Il n’est aucun absurde, selon nous, plus extreme, que de maintenir que le feu n’eschauffe point, que la lumiere n’esclaire point, qu’il n’y a point de pesanteur au fer, ny de fermeté, qui sont notices que nous apportent les sens ; ny creance, ou science en l’homme, qui se puisse comparer à celle-là en certitude.La premiere consideration que i’ay sur le subiect des sens, est que ie mets en doubte que l’homme soit prouueu de tous sens naturels. le voy plusieurs animaux, qui viuent vne vie entiere et parfaicte, les vns sans la veuë, autres sans l’ouye : qui sçait si à nous aussi il ne manque pas encore vn, deux, trois, et plusieurs autres sens ? Car s’il en manque quelqu’vn, nostre discours n’en peut découúrir le défaut. C’est le priuilege des sens, d’être l’extreme borne de nostre aperceuance. Il n’y a rien au delà d’eux, qui nous puisse seruir