Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/394

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presté à tant et si diuerses figures, que les theologiens, legislateurs, capitaines, philosophes, toute sorte de gents, qui traittent sciences, pour diuersement et contrairement qu’ils les traittent, s’appuyent de luy, s’en rapportent à luy : Maistre general à touts offices, ouurages, et artisans : General Conseiller à toutes entreprises ? Quiconque a eu besoing d’oracles et de predictions, en y a trouué pour son faict. Vn personnage sçauant et de mes amis, c’est merueille quels rencontres et combien admirables il y faict naistre, en faueur de nostre religion et ne se peut aysément departir de cette opinion, que ce ne soit le dessein d’Homere, (si luy est cet autheur aussi familier qu’à homme de nostre siecle). Et ce qu’il trouue en faueur de la nostre, plusieurs anciennement l’auoient trouué en faueur des leurs.Voyez demener et agiter Platon, chacun s’honorant de l’appliquer à soy, le couche du costé qu’il le veut. On le promeine et l’insere à toutes les nouuelles opinions, que le monde reçoit et le differente lon à soy-mesmes selon le different cours des choses. On fait desaduoüer à son sens, les mœurs licites en son siecle, d’autant qu’elles sont illicites au nostre. Tout cela, viuement et puissamment, autant qu’est puissant et vif l’esprit de l’interprete. Sur ce mesme fondement qu’auoit Heraclitus, et cette sienne sentence, Que toutes choses auoyent en elles les visages qu’on y trouuoit, Democritus en tiroit vne toute contraire conclusion c’est que les subiects n’auoient du tout rien de ce que nous y trouuions : et de ce que le miel estoit doux à l’vn, et amer à l’autre, il argumentoit, qu’il n’estoit ny doux, ny amer. Les Pyrrhoniens diroient qu’ils ne sçauent s’il est doux ou amer, ou ny l’vn ny l’autre, ou tous les deux : car ceux-cy gaignent tousiours le haut poinct de la dubitation. Les Cyrenayens tenoyent, que rien n’estoit perceptible par le dehors, et que cela estoit seulement perceptible, qui nous touchoit par l’interne attouchement, comme la douleur et la volupté : ne recognoissants ny ton, ny couleur, mais certaines affections seulement, qui nous en venoyent : et que l’homme n’auoit autre siege de son iugement. Protagoras estimoit estre vray à chacun, ce qui semble à chacun. Les Epicuriens logent aux sens tout iugement, et en la notice des choses, et en la volupté. Platon a voulu, le iugement de la verité, et la verité mesme retirée des opinions et des sens, appartenir à l’esprit et à la cogitation.Ce propos m’a porté sur la consideration des sens, ausquels git le plus grand fondement et preuue de nostre ignorance. Tout ce qui se cognoist, il se cognoist sans doubte par la faculté du