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Ce qu’il y a de certain, c’est que les termes les plus clairs peuvent toujours être interprétés de diverses façons. — Cette opinion me remémore ce qui se passe en nous. Il n’est pas un sens réel ou apparent, amer ou doux, droit ou courbé, que l’esprit humain ne trouve aux écrits qu’il entreprend d’examiner de près. De combien de faussetés et de mensonges une phrase aussi nette, aussi pure, aussi parfaite qu’il est possible, n’est-elle pas le point de départ ? Quelle hérésie n’y a trouvé des témoignages assez probants pour se produire et se maintenir ? Aussi les auteurs de semblables erreurs ne veulent-ils jamais renoncer aux preuves, tirées de l’interprétation donnée aux textes, qui peuvent témoigner à leur avantage. Un haut personnage, voulant justifier auprès de moi, en l’appuyant de quelque autorité, la recherche à laquelle il se livrait de la pierre philosophale, me citait, dernièrement, cinq ou six passages de la Bible, sur lesquels il s’était, disait-il, basé au début, pour se mettre en paix avec sa conscience (car il appartient à l’état ecclésiastique) ; et en vérité, ce qu’il avait trouvé n’était pas seulement original, mais encore s’appliquait très bien à la défense de cette belle science.

C’est de la sorte que s’accréditent les fables que nous débitent les devins ; il n’est pas un individu se mêlant de prédire l’avenir, arrivé à avoir assez de réputation pour qu’on daigne le feuilleter et rechercher attentivement les diverses significations que l’on peut tirer de ses paroles, à qui on ne fera dire tout ce qu’on veut, comme aux Sibylles. Il y a tant de manières d’interpréter, qu’il est difficile qu’en n’importe quel sujet, en s’y prenant soit d’une façon, soit d’une autre, un esprit ingénieux ne trouve quelque air qui ne convienne à ce qu’il veut ; c’est pour cela qu’un style obscur et équivoque est d’un usage si ancien et si fréquent. Qu’un auteur parvienne à attirer à lui la postérité et faire qu’elle s’occupe de lui, ce qui peut arriver soit en raison de sa valeur propre, soit aussi et même plus encore par la faveur dont jouit momentanément le sujet qu’il traite ; qu’en outre, par bêtise ou par finesse, son style soit un peu confus et enchevêtré : il peut être sans souci ; nombre d’esprits, le secouant et l’épluchant, en tireront quantité d’idées, ou conformes à la sienne, ou s’en rapprochant, ou absolument contraires et qui toutes lui feront honneur ; et il arrivera ainsi au succès par le fait de ses disciples, comme les régents de collège s’enrichissent par l’argent du Landit. C’est ce qui a donné de la valeur à nombre de choses qui n’en avaient aucune, et a mis en relief certains écrits auxquels on a fait dire tout ce qu’on a voulu, une même chose pouvant être envisagée, comme il nous plaît, sous mille et mille formes et considérations diverses.


C’est ce qui fait qu’Homère est présenté comme ayant traité en maitre les questions de tous genres, et Platon comme s’étant prononcé toujours dans le sens de celui qui le cite. — Est-il admissible qu’Homère ait voulu dire tout ce qu’on lui fait dire ; qu’il se soit volontairement prêté à de si nombreuses