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si embrouillée et controversée, qu’en semblable cause il lui serait loisible de favoriser celle des parties que bon lui semblerait ; avec quelque eu d’esprit et de science, il eût pu inscrire partout cette même mention ; dans toutes les affaires, avocats et juges de notre temps trouvent assez de moyens détournés pour y donner telle suite qui leur convient. Dans une science aussi étendue, qui dépend de tant d’opinions qui font loi, et où l’arbitraire joue un si grand rôle, une extrême confusion doit naturellement se produire dans les jugements à rendre, aussi n’est-il guère de procès, si clairs qu’ils soient, sur lesquels les avis exprimés ne soient différents ; ce qu’une cour a jugé, une autre le juge en sens contraire ; il arrive même que la même cour, jugeant à nouveau, juge autrement qu’elle ne l’a fait la première fois. Les faits de cette nature se voient couramment par suite de cet abus, qui porte si fort atteinte à l’autorité si gourmée et au prestige de notre justice, de ne pas accepter les arrêts rendus et d’aller de juridiction en juridiction pour faire prononcer sur une même cause.

Quant à la liberté dont usent les opinions philosophiques vis-à-vis du vice et de la vertu, c’est un point sur lequel il n’est pas besoin de s’étendre et qui a donné lieu à des avis que, par égard pour les esprits faibles, il vaut mieux taire que publier. Arcésilas disait qu’en fait d’impudicité, le mal n’est pas plus grand quel que soit celui qui s’en rend coupable et de quelque manière qu’il se commette : « Pour ce qui est des plaisirs obscènes, Épicure pense que si la nature les demande, ce n’est pas tant le sexe, le lieu et le rang qui peuvent y inciter, que la façon, l’âge et la figure (Cicéron)… Des amours saintement réglées ne sont pas interdites au sage (Cicéron)… Voyons jusqu’à quel age on doit aimer les jeunes gens (Sénèque). » Ces deux dernières propositions émanent des Stoïciens ; elles montrent, comme du reste le reproche adressé à ce propos à Platon lui-même par [1] Dicéarque, combien la philosophie la plus éclairée tolérait des licences excessives qui n’étaient point communément pratiquées.

Les lois et les mœurs tiennent surtout leur autorité de ce qu’elles existent ; aussi les philosophes qui s’étaient donné pour règle de ne rien accepter sans examen, ne se faisaient-ils pas scrupule de ne pas les observer. — Les lois tiennent leur autorité de ce qu’elles existent et sont passées dans les mœurs ; il est dangereux de les ramener à ce qu’elles étaient dans l’origine ; comme les rivières, en roulant, elles acquièrent de l’importance et gagnent en considération. Remontez-en le cours jusqu’à leur source, ce n’est qu’un mince filet d’eau qu’on distingue à peine et qui va s’enorgueillissant et croissant en prenant de l’âge. Cherchez les motifs qui, dans le principe, ont donné l’essor à ce torrent de lois et coutumes, aujourd’hui si considérable, où se pressent juxtaposés les usages les plus recommandables et d’autres qui ne sauraient être trop réprouvés, auxquels nous marquons tant de déférence ; vous les trouverez si légers, si délicats, qu’il n’est pas extraordinaire que ces philosophes qui scrutent tout, soumet-

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