Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/381

Cette page n’a pas encore été corrigée

j’en ai honte et dépit, d’autant plus que notre région n’a pas été autrefois sans avoir des attaches avec cette nation et que, dans ma famille, il reste encore traces d’ancienne parenté avec elle. Dans notre province, ici même, j’ai vu tel acte constituant un crime capital, devenir par la suite légitime ; et actuellement, attachés à un parti, nous sommes exposés, selon les chances de la guerre, à devenir un jour criminels de lèse-majesté humaine et divine, si, le parti opposé venant à triompher, au bout de quelques années les idées contraires prévalent et que notre justice verse dans l’injustice. Ce dieu de l’antiquité ne pouvait plus clairement accuser à quel degré l’homme ignore l’être divin, et lui apprendre que sa religion n’était qu’un produit de son invention propre à cimenter la société, qu’il ne le faisait en déclarant, de dessus son trépied, à ceux qui, pour s’instruire, venaient le consulter, « que le vrai culte de chacun est celui à l’observation duquel il est tenu par les usages locaux » >. Dieu ! quelle obligation n’avons-nous pas à la bonté de notre souverain Créateur de nous avoir éclairés sur la niaiserie de notre foi en ces dévotions qui nous étaient imposées et que rien ne justifiait, et d’avoir fait que nos croyances reposent aujourd’hui sur cette base éternelle de sa parole sacrée. — Sur ce point capital, la philosophie nous dit de a suivre les lois de notre pays », c’est-à-dire cette mer flottante que sont les opinions d’un peuple ou d’un prince, qui peignent la justice sous autant de couleurs et la transforment aussi souvent que leurs passions changent ; mon jugement n’a pas une flexibilité suffisante pour accepter cette solution. Qu’est-ce que ce bien que je voyais hier considérer comme tel et qui ne le sera plus demain et que la traversée d’une rivière suffit pour transformer en crime ? Quelle vérité est-ce que celle qui s’arrête à ces montagnes et devient mensonge pour qui habite au delà !

On n’est même pas d’accord sur ce qu’on appelle les lois naturelles. — Ils sont plaisants ceux qui, pour donner plus d’authenticité aux lois, disent qu’il y en a de fermes, perpétuelles, immuables, auxquelles ils donnent le nom de lois naturelles, qui seraient innées chez l’homme du fait même de ce à quoi elles s’appliquent ; elles seraient au nombre de trois d’après les uns, de quatre d’après d’autres ; il y en a qui en admettent plus, d’autres moins, signe qui dénote que le doute est permis là comme ailleurs. Les infortunés ! car je ne puis qualifier autrement que d’infortune ce fait que, dans le nombre infini des lois, il ne s’en trouve pas au moins une pour laquelle la fortune et les hasards du sort aient permis que, du consentement unanime de tous les peuples, elle soit universellement admise. Ils sont, dis-je, si malheureux que de ces trois ou quatre lois dont ils ont fait choix, il n’y en a pas une seule qui ne soit contredite et désavouée, non par une nation mais par plusieurs. Or, l’acceptation de tous est la caractéristique essentielle qui seule pourrait être invoquée comme preuve de l’existence de lois naturelles ; car ce que la nature nous aurait réellement ordonné, sans aucun doute nous l’observerions d’un commun accord,