Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/380

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Dequoy i’ay honte et despit, d’autant plus que c’est vne nation, à laquelle ceux de mon quartier ont eu autrefois vne si priuée accointance, qu’il reste encore en ma maison aucunes traces de nostre ancien cousinage. Et chez nous icy, i’ay veu telle chose qui nous estoit capitale, deuenir legitime : et nous qui en tenons d’autres, sommes à mesmes, selon l’incertitude de la fortune guerriere, d’estre vn iour criminels de læse majesté humaine et diuine, nostre iustice tombant à la mercy de l’iniustice : et en l’espace de peu d’années de possession, prenant vne essence contraire. Comment pouuoit ce Dieu ancien plus clairement accuser en l’humaine cognoissance l’ignorance de l’estre diuin : et apprendre aux hommes, que leur religion n’estoit qu’vne piece de leur inuention, propre à lier leur societé, qu’en declarant, comme il fit, à ceux qui en recherchoient l’instruction de son trepied, que le vray culte à chacun, estoit celuy qu’il trouuoit obserué par l’vsage du lieu, où il estoit ? O Dieu, quelle obligation n’auons nous à la benignité de nostre souuerain createur, pour auoir desniaisé nostre creance de ces vagabondes et arbitraires deuotions, et l’auoir logée sur l’eternelle base de sa saincte parolle ? Que nous dira donc en cette necessité la philosophie ? que nous suyuions les loix de nostre pays ? c’est à dire cette mer flottante des opinions d’vn peuple, ou d’vn Prince, qui me peindront la iustice d’autant de couleurs, et la reformeront en autant de visages, qu’il y aura en eux de changemens de passion. Ie ne puis pas auoir le iugement si flexible. Quelle bonté estce, que ie voyois hyer en credit, et demain ne l’estre plus : et que le traiect d’vne riuiere fait crime ? Quelle verité est-ce que ces montaignes bornent mensonge au monde qui se tient au delà ?

Mais ils sont plaisans, quand pour donner quelque certitude aux loix, ils disent qu’il y en a aucunes fermes, perpetuelles et immuables, qu’ils nomment naturelles, qui sont empreintes en l’humain genre par la condition de leur propre essence et de celles là, qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui plus, qui moins signe, que c’est vne marque aussi douteuse que le reste. Or ils sont si defortunez (car comment puis-ie nommer cela, sinon defortune, que d’vn nombre de loix si infiny, il ne s’en rencontre aumoins vne que la fortune et temerité du sort ait permis estre vniuersellement receuë par le consentement de toutes les nations ?) ils sont, dis-ie, si miserables, que de ces trois ou quatre loix choisies, il n’en y a vne seule, qui ne soit contredite et desaduoüce, non par vne nation, mais par plusieurs. Or c’est la seule enseigne vray-semblable, par laquelle ils puissent argumenter aucunes loix naturelles, que l’vniuersité de l’approbation : car ce que Nature nous auroit veritablement ordonné, nous l’ensuyurions sans doubte d’vn commun consentement : et non seulement toute nation, mais tout