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bien qu’il se trouva accablé par la satisfaction donnée à son désir et que le cadeau qui lui fut fait, devint pour lui d’une insupportable commodité ; il lui fallut prier à nouveau pour obtenir que ses prières cessassent d’être exaucées : « Étonné d’un mal si nouveau, riche et indigent tout à la fois, il eût voulu fuir ses richesses et prenait en horreur l’objet de ses vœux (Ovide). » — Moi-même, dans ma jeunesse, j’ai demandé à la fortune, entre autres faveurs, d’obtenir l’ordre de Saint-Michel ; c’était alors la plus insigne marque d’honneur de la noblesse française et elle était très rarement concédée. La fortune me l’a accordée, mais dans des conditions plaisantes : au lieu de faire que je me distingue et m’élève au-dessus de mon milieu pour y atteindre, elle m’a bien plus gracieusement traité ; elle a ravalé cet ordre et l’a abaissé jusqu’à moi, et même plus bas. — Cleobis et Biton, Trophonius et Agamède ayant demandé, les premiers à leur déesse, les seconds à leur dieu, une récompense digne de leur piété, reçurent la mort en cadeau, tant ce que pensent les puissances célestes sur ce qui nous convient, diffère de ce que nous en pensons nous-mêmes ! Dieu pourrait nous octroyer la richesse, les honneurs, la vie et même la santé, et cela nous être parfois préjudiciable, car tout ce qui nous plaît ne nous est pas toujours salutaire. Si au lieu de nous guérir, il nous envoie la mort ou une aggravation de nos maux : « Ta verge et ton bâton m’ont consolé (Psalmiste) », il agit ainsi, parce que c’est ce que, en sa sagesse, lui dicte sa prévoyance qui sait ce qu’il nous faut, bien plus exactement que nous ne pouvons le savoir ; et nous devons le prendre en bonne part, comme nous venant d’une main très sage et qui ne veut que notre bien : « Si tu veux un bon conseil, abandonne aux dieux le soin de ce qui te convient et de ce qui t’est utile ; l’homme leur est plus cher qu’il ne l’est à lui-même (Juvénal). » Leur demander des honneurs, des charges, c’est leur demander qu’ils vous jettent dans la mêlée d’une bataille, ou vous fassent prendre part à une partie de dés ou à toute autre chose dont l’issue vous est inconnue et le succès douteux.

Dans l’impossibilité où ils sont de discerner ce en quoi consiste le souverain bien, il semble que le calme absolu de l’esprit ne décidant sur rien, considéré comme tel par les Pyrrhoniens, est ce qui en approche le plus. — Il n’y a pas de sujet donnant lieu à controverses plus violentes et plus acharnées de la part des philosophes, que celui portant sur ce en quoi consiste pour l’homme le souverain bien. Varron compte que deux cent quatre-vingt-huit* sectes ont pris naissance sur cette question. « Or, dès que l’on ne s’accorde pas sur ce qu’est le souverain bien, on diffère d’opinion sur toute la philosophie (Cicéron) ». « Il me semble voir trois convives de goûts différents ; que leur donner ? que ne pas leur donner ? Tu prives l’un de ce qu’il aime et ce que tu offres aux deux autres leur déplait (Horace) » ; c’est la réponse que devrait faire la nature à leurs contestations et à leurs débats. Les uns font consister notre bien-être dans la vertu ; d’autres, dans la volupté ; d’autres, à laisser faire la nature ; qui, dans la science ;