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ailleurs au vol et au libertinage ; ici ils ont de la propension à la superstition, ailleurs à l’incrédulité ; ici pour la liberté, là pour la servitude ; ils sont savants ou artistes, grossiers ou spirituels, obéissants ou rebelles, bons ou mauvais, suivant que le lieu où ils vivent les y porte ; si on les transplante, leurs penchants se modifient comme il arrive des arbres. C’est pour ce motif que Cyrus ne voulut pas autoriser les Perses à quitter leur pays âpre et montagneux pour émigrer dans un autre doux et plat, disant que les terres grasses et faciles à travailler font des hommes sans énergie, que celles qui sont fertiles engendrent des esprits qui ne le sont pas. Quand nous voyons, sous quelque influence céleste, fleurir tantôt un art, tantôt un autre ; une croyance se substituer à une autre, tel siècle produire tels tempéraments et disposer l’humanité à prendre tel ou tel pli ; l’esprit humain être tantôt vigoureux, tantôt étiolé comme il advient de nos champs, que deviennent donc ces belles prérogatives dont nous nous flattons ? Puisqu’un sage peut éprouver des mécomptes, cent hommes, des nations entières peuvent en éprouver ; et, de fait, à mon sens, le genre humain tout entier se trompe depuis des siècles, soit sur ceci, soit sur cela ; quelles assurances avons-nous que, parfois, il cesse de se tromper et que, dans le siècle actuel, il ne soit pas dans l’erreur ?

Incapables de discerner ce qui leur conviendrait, souvent les hommes demandent au ciel des biens qui sont pour eux une source de malheurs. — Entre autres témoignages de notre faiblesse d’esprit, il semble que celui-ci ne mérite pas d’être omis : Même dans ce qu’il désire, l’homme ne sait pas discerner ce qu’il lui faut. Ce n’est pas seulement quand nous avons la jouissance des choses, que nous sommes en désaccord sur ce qui nous est nécessaire pour que nous soyons satisfaits ; c’est aussi quand notre imagination seule est en travail et que nous n’avons qu’à souhaiter. Laissons notre pensée tailler et coudre comme il lui plaira, elle n’arrivera seulement pas à désirer ce qui lui convient, non plus qu’à[1] se satisfaire : « La raison sait-elle ce qu’elle doit craindre ou désirer ? Quand jamais a-t-on conçu quoi que ce soit dont on n’ait pas eu à se repentir plus tard, au cas même où les faits ont répondu à ce qu’on en attendait (Juvénal) ? » C’est ce qui faisait que Socrate ne demandait aux dieux de lui donner que ce qu’ils savaient lui être salutaire ; et que la prière des Lacédémoniens, tant publique que privée, portait simplement de leur octroyer ce qui était bon et beau, s’en remettant à leur puissance suprême du choix et des éliminations à faire : « Nous demandons une épouse et nous voulons des enfants ; mais il n’y a que Dieu qui sache quels seront ces enfants et quelle sera cette épouse (Juvénal). » Dans ses supplications le chrétien dit à Dieu : « Que votre volonté soit faite, » il évite de la sorte la mésaventure que les poètes prêtent au roi Midas. Midas avait demandé aux dieux que tout ce qu’il toucherait se convertit en or ; sa prière fut exaucée : son vin devint or, son pain fut or, de même la plume de son lit et aussi sa chemise et ses vêtements, si

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