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monde ; tous les philosophes anciens ont pensé ne rien ignorer sur ce point de ce qui existait, sauf quelques îles lointaines qui pouvaient avoir échappé à leur connaissance ; et, il y a mille ans, c’eût été raisonner à la manière de Pyrrhon, que de révoquer en doute ce qu’enseignait alors la cosmographie et les idées que chacun en avait ; avouer l’existence des antipodes était une hérésie. Et voilà qu’en ce siècle, on vient de découvrir un continent d’une étendue infinie ; non une île, non une contrée d’étendue restreinte, mais une portion de la terre à peu près égale en superficie à celle que nous connaissions. Les géographes de notre temps ne manquent pas d’affirmer qu’actuellement tout est découvert, que tout est connu : « car on se plaît dans ce qu’on a, et cela parait supérieur à tout le reste (Lucrèce) ». Je me demande si, alors que Ptolémée s’est trompé jadis sur ce qui constituait le point de départ de ses raisonnements, ce ne serait pas sottise de me fier aujourd’hui aux idées que ses successeurs émettent, et s’il n’est pas plus vraisemblable que ce grand corps, que nous appelons le Monde, soit bien autre que ce que nous en jugeons.

Tout ne change-t-il pas continuellement en ce monde, et combien incertaines sont les données que nous avons sur ses origines. — Platon dit que la physionomie s’en modifie de toutes façons ; que le ciel, les étoiles, le soleil changent parfois du tout au tout le mouvement que nous leur voyons accomplir, l’orient devenant l’occident. Les prêtres d’Égypte ont raconté à Hérodote que, depuis leur premier roi, il y avait de cela onze mille et tant d’années (et ils lui montraient les effigies de tous leurs rois, en statues faites de leur vivant), l’orbite décrit par le soleil avait varié quatre fois ; que la mer et la terre se transforment alternativement de l’une en l’autre ; que la naissance du monde est indéterminée, ce qui est également dit par Aristote et par Cicéron. C’est aussi l’opinion d’un de nos savants qui, s’appuyant des témoignages de Salomon et d’Isaïe, présente le monde comme étant de toute éternité, sujet à la mort, mais renaissant après transformations ; ce qui pare à cette objection que Dieu créateur a été quelquefois sans créatures, que parfois il est demeuré oisif, puis sorti de son oisiveté pour remanier son œuvre, et que par conséquent lui-même est sujet à changer. — Dans la plus fameuse école de la Grèce, le monde est considéré comme un dieu, créé par un autre dieu plus puissant. Il est composé d’un corps et d’une âme ; celle-ci en occupe le centre, d’où elle s’épand vers la circonférence d’après les mêmes règles que celles qui président aux accords musicaux ; il jouit de tous les apanages de la divinité, est très heureux, très grand, très sage, éternel ; en lui sont d’autres dieux : la terre, la mer, les astres qui s’entretiennent dans une harmonieuse et perpétuelle agitation, sorte de danse divine, tantôt se rencontrant, tantôt s’éloignant, se cachant, se montrant, changeant l’ordre dans lequel ils errent, se trouvant parfois en avant les uns des autres, parfois en arrière. — Héraclite tenait le monde pour un foyer incandescent, appelé par l’ordre du destin à s’enflammer et à se consumer un jour, pour encore renaitre un autre