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argument nouveau, je me prends à penser que ce que je ne suis pas parvenu à résoudre, un autre le résoudra ; mais qu’ajouter foi à toutes les apparences dont nous ne pouvons nous défendre, est une grande simplicité ; cela amènerait le commun des mortels, et nous en sommes tous, à avoir sa foi virant de tous côtés comme une girouette, parce que l’âme malléable et plastique recevrait impressions sur impressions, la dernière effaçant toujours l’empreinte de la précédente. Celui qui se trouve faible en présence des doctrines nouvelles, doit répondre, comme il est d’usage courant, qu’il en référera à son conseil, ou s’en rapporter aux plus sages d’entre ceux qui ont présidé à son éducation. — Combien y a-t-il de temps que la médecine existe ? On dit cependant qu’un novateur, du nom de Paracelse, en modifie et en renverse toutes les règles anciennes, et soutient que jusqu’à ce jour elles n’ont servi qu’à tuer les gens. Je crois qu’il arrivera aisément à prouver son dire ; mais lui confier mon existence pour qu’il la fasse servir à attester la supériorité de ses méthodes nouvelles, j’estime que ce serait une grande sottise. Il ne faut pas avoir confiance en chacun, dit une maxime, parce que chacun est à même de dire n’importe quoi. — Un homme ainsi porté à innover et à réformer dans ce qui est du domaine des lois physiques, me disait, il n’y a pas longtemps, que les anciens s’étaient manifestement trompés sur la nature et les effets des vents, ce qu’il me ferait toucher du doigt et dont il me démontrerait l’évidence, si je voulais l’éconter. Après m’être prêté patiemment, pendant quelque temps, à l’entendre me développer ses arguments qui paraissaient très admissibles : « < Comment donc, lui dis-je, ceux qui naviguaient en appliquant les principes de Théophraste, parvenaient-ils à aller vers l’Occident, quand le vent soufflait vers l’Orient ? allaient-ils de côté ou à reculons ? » « Affaire de hasard, me répondit-il ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils étaient dans l’erreur. » « Pour lors, répliquai-je, je préfère m’en rapporter aux effets plutôt qu’au raisonnement. » Or ce sont là deux choses qui se contredisent souvent on m’a dit qu’en géométrie (science qui, entre toutes, prétend être arrivée au plus haut degré de certitude), il y a des démonstrations incontestables qui bouleversent tout ce que l’expérience indique comme vrai. C’est ainsi que Jacques Peletier me disait, chez moi, avoir découvert deux lignes s’acheminant l’une vers l’autre en se rapprochant sans cesse, qu’il démontrait ne pouvoir, malgré cela, jamais se joindre alors même qu’elles se prolongeraient à l’infini. En toutes choses, les Pyrrhoniens emploient uniquement leurs arguments et leur raisonnement à combattre les apparences sous lesquelles elles se présentent, et c’est merveille jusqu où la souplesse de notre raison se plie à ce parti pris de lutter contre l’évidence ; ils démontrent que nous ne nous mouvons pas, ne parlons pas, que la pesanteur ou la chaleur n’existent pas ; et cela, avec une telle vigueur d’argumentation qu’ils nous persuadent être vraies les choses les plus invraisemblables. — Ptolemée, qui a été un personnage marquant, avait déterminé les limites de notre