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à une certaine constance d’opinions, conservant à peu près intactes celles qu’au début je m’étais naturellement faites ; car, quelle que soit l’apparence de vérité que peuvent prendre les nouveautés, je ne change guère de peur de perdre au change ; incapable de choisir moi-même, je m’en rapporte au choix d’autrui et m’en tiens aux conditions dans lesquelles Dieu m’a placé, faute de quoi je ne saurais m’empêcher de rouler sans cesse. C’est ainsi que par la grâce de Dieu, j’ai conservé entières, sans agitation ni trouble de conscience, les anciennes croyances de notre religion, en dépit de tant de sectes et de divisions qui se sont produites en notre siècle. — Les ouvrages anciens, je parle des bons ouvrages, qui sont sérieux et ont du fond, m’attirent et agissent sur moi au plus haut point ; celui que j’ai sous les yeux, est toujours celui qui m’impressionne le plus ; je trouve que chacun, à tour de rôle, est dans le vrai, alors même que les thèses qui s’y trouvent développées sont opposées. Cette facilité qu’ont les bons auteurs à rendre vraisemblable tout ce qu’ils présentent, et il n’est rien de si étrange qu’ils n’entreprennent de peindre sous des couleurs qui trompent aisément une simplicité égale à la mienne, montre d’une façon évidente la faiblesse des preuves qu’ils produisent. Le ciel et les étoiles ont été, pendant trois mille ans, considérés comme se mouvant ; tout le monde y a cru jusqu’à ce que Cléanthe de Samos ou, d’après Théophraste, Nicétas de Syracuse s’avisa de soutenir que c’était la terre qui, tournant sur son axe, se mouvait suivant le cercle oblique du Zodiaque ; et, de notre temps, Copernic a si bien établi ce principe, qu’il s’en sert pour en déduire très régulièrement toutes les conséquences astronomiques. Qu’en conclure, sinon que nous n’avons pas à nous préoccuper de savoir lequel de ces deux systèmes est le vrai ? Qui sait si, d’ici mille ans, un troisième ne les renversera pas tous deux ? « Ainsi le temps change la valeur des choses ; l’objet qui était en faveur, tombe dans le discrédit, tandis que celui qui était méprisé, est estimé à son tour ; on le désire chaque jour davantage, il est admiré et se place au premier rang dans l’opinion des hommes (Lucrèce). »

Quelles garanties particulières de stabilité nous présentent-elles en effet pour l’avenir ? — Nous avons donc, quand s’offre à nous une doctrine nouvelle, tout lieu de nous en défier et de considérer qu’avant qu’elle se soit produite, la doctrine contraire prévalait ; et de même que celle-ci a été renversée par celle-là, il en naîtra peut-être, dans l’avenir, une troisième qui se substituera pareillement à la seconde. Avant que les principes posés par Aristote aient obtenu crédit, d’autres existaient qui donnaient satisfaction à la raison humaine, comme font ceux-ci à l’heure actuelle. Quelles lettres de recommandation ont ces derniers ? quel privilège particulier les garantit que le cours de nos inventions s’arrêtera à eux, et qu’à tout jamais, dans l’avenir, notre croyance leur est acquise ? ils ne sont pas plus à l’abri d’être rejetés, que ne l’étaient ceux qui les ont précédés. — Quand on me presse par un