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remarquer que la voix qui rend l’esprit, quand il est séparé du corps, si clairvoyant, si grand, si parfait, tandis qu’il est si terrestre, si ignorant, si plongé dans les ténèbres lorsqu’il est incarné, n’est pas une voix qui part de l’esprit qui est en l’homme terrestre, ignorant, privé de lumière, et que par suite nous ne pouvons ni nous y fier, ni y croire ?

Peut-on notamment disconvenir que sous l’influence de l’amour nous pensons, nous agissons tout autrement que lorsque nous sommes au calme ; sommes-nous plus dans la vérité dans un cas que dans l’autre ? — Me trouvant être d’un tempérament mou et lourd, je n’ai pas grande expérience de ces violentes agitations qui, pour la plupart, s’emparent subitement de notre âme, sans lui donner le loisir de se reconnaître ; mais cette passion qui, dit-on, se produit, du fait de l’oisiveté, au cœur des jeunes gens, bien que ne s’y développant qu’avec le temps et à pas lents, donne bien nettement idée à ceux qui ont cherché à s’opposer à son progrès, de la force du changement et de l’altération que notre jugement en éprouve. Je me suis efforcé autrefois de la contenir et de la combattre en moi, car il s’en faut que je sois de ceux qui se complaisent dans le vice, je n’y cède que lorsqu’il m’entraîne. Je sentais cette passion naitre, se développer et s’épanouir en dépit de ma résistance, s’emparer de moi et me posséder, bien que je la visse me gagnant et que je fusse bien vivant. L’effet se produisait à la façon dont agit l’ivresse : l’aspect des choses commençait à devenir autre que de coutume ; je voyais bien évidemment grossir et croître les avantages de ce que j’allais désirant, je les sentais s’agrandir et s’enfler sous le souffle de mon imagination ; les difficultés de l’entreprise s’aplanir et devenir plus aisées à surmonter ; ma raison et ma conscience céder ; puis, ce feu éteint, aussitôt, avec la soudaineté de la lueur de l’éclair, mon âme avoir d’autres visées, son état se modifier, mon jugement devenir autre ; les difficultés de revenir en arrière sembler grandir et être invincibles et les mêmes choses avoir tout autre goût et m’apparaitre sous un jour bien différent de celui sous lequel la chaleur du désir me les avait tout d’abord présentées. Lequel de ces deux états était le plus conforme à la vérité ? Pyrrhon déclare n’en rien savoir. Nous ne sommes jamais complètement exempts de maladie ; le feu de la fièvre alterne avec ses frissons ; des effets d’une passion ardente nous retombons dans ceux d’une passion quelque peu froide ; autant je m’étais jeté en avant, autant je me rejetais ensuite en arrière : « Ainsi la mer, dans son double mouvement, tantôt se précipite vers la côte, couvre le rocher d’écume et se répand au loin sur le rivage ; tantôt revenant sur elle-même et entrainant dans son reflux les cailloux qu’elle avait apportés, elle fuit, et abaissant ses eaux, laisse la plage à découvert (Virgile). »

De tout cela il résulte qu’il ne faut pas nous laisser aller aisément aux opinions nouvelles. — Connaissant la mobilité de mon jugement, j’ai réagi, et, par exception, suis arrivé