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été si souvent trahi par mon jugement, si cette pierre de touche est d’ordinaire défectueuse, si ma balance mal réglée n’est pas juste, quelle assurance cela me donne-t-il cette fois plus que les autres, et n’est-ce pas sottise de me laisser si souvent tromper par un tel guide ? Et cependant, que la fortune nous fasse cinq cents fois varier d’idée, qu’elle ne fasse que vider et emplir sans cesse notre croyance, en y versant, comme dans un vase, opinions sur opinions, toujours la présente, venue la dernière, est celle qui est la vraie, l’infaillible ; pour celle-ci, il nous faut sacrifier nos biens, l’honneur, la vie, le salut, tout enfin : « La dernière nous dégoûte de la première et la discrédite dans notre esprit (Lucrèce). » — Quoi qu’on nous prêche, quoi que nous apprenions, il faudrait toujours nous souvenir que c’est l’homme qui le donne et l’homme qui le reçoit ; c’est la main d’un mortel qui nous présente, et la main d’un mortel qui accepte. Les choses qui nous viennent du ciel, ont seules le droit de persuasion et l’autorité nécessaire ; seules elles portent l’empreinte de la vérité, mais nos yeux ne la distinguent pas et nous ne l’acquérons pas avec nos propres moyens ; cette sainte et grande image ne pourrait élire domicile dans un aussi misérable logis que nous sommes si Dieu ne l’avait préparé à cel effet, si, par une faveur particulière et surnaturelle, il ne l’avait transformé et fortifié par sa grâce. Au moins notre condition si sujette à faillir devrait-elle nous inspirer plus de modération et de retenue dans nos variations ; nous devrions nous souvenir que quelles que soient les impressions que notre entendement peut recevoir, ce sont souvent des choses erronées que nous percevons ainsi, et que nous les percevons avec ces mêmes outils qui souvent se démentent et se trompent.

Ces jugements de l’esprit sont essentiellement dépendants des altérations que le corps éprouve. — Et il n’est pas étonnant qu’ils se démentent, étant si faciles à se fausser et se tordre dans les plus légères occurrences. Il est certain que notre compréhension, notre jugement et en général les facultés de notre âme, souffrent suivant ce qu’éprouve le corps et les altérations auxquelles il est en butte et qui sont continuelles. N’avons-nous pas l’esprit plus éveillé, la mémoire plus prompte, le raisonnement plus vif, quand nous nous portons bien, que lorsque nous sommes malades ? La joie, la gaité ne nous disposent-elles pas à accepter les impressions que nous ressentons, de tout autre façon que le chagrin et la mélancolie ? Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sapho plaisent à un vieillard avare et maussade, autant qu’à un jeune homme vigoureux et ardent ? — Cléomène, fils d’Anaxandridas, était malade ; ses amis lui reprochaient d’avoir une manière de voir et des idées nouvelles qui n’étaient pas dans ses habitudes : « Je le crois bien, leur répliqua-t-il, c’est qu’aussi je ne suis pas tel que lorsque je me porte bien ; étant autre, mes opinions et mes idées sont autres. » — Les gens de chicane, au palais, disent couramment en parlant d’un criminel qui a affaire à des juges en