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soubs cette couleur, si ma touche se trouue ordinairement faulce, et ma balance inegale et iniuste, quelle asseurance en puis-ie prendre à cette fois, plus qu’aux autres ? N’est-ce pas sottise, de me laisser tant de fois pipper à vn guide ? Toutesfois, que la Fortune nous remue cinq cens fois de place, qu’elle ne face que vuyder et remplir sans cesse, comme dans vn vaisseau, dans nostre croyance, autres et autres opinions, tousiours la presente et la derniere c’est la certaine, et l’infaillible. Pour cette-cy, il faut abandonner les biens, l’honneur, la vie, et le salut, et tout,

Posterior res illa reperta,
Perdit, et immutat sensus ad pristina quæque.

Quoy qu’on nous presche, quoy que nous apprenions, il faudroit tousiours se souuenir que c’est l’homme qui donne, et l’homme qui reçoit ; c’est vne mortelle main qui nous le presente ; c’est vne mortelle main qui l’accepte. Les choses qui nous viennent du ciel, ont seules droict et authorité de persuasion, seules merque de verité laquelle aussi ne voyons nous pas de nos yeux, ny ne la receuons par nos moyens : cette saincte et grande image ne pourroit pas en vn si chetif domicile, si Dieu pour cet vsage ne le prepare, si Dieu ne le reforme et fortifie par sa grace et faueur particuliere et supernaturelle. Aumoins deuroit nostre condition fautiue, nous faire porter plus moderément et retenuement en nos changemens. Il nous deuroit souuenir, quoy que nous receussions en l’entendement, que nous receuons souuent des choses fauces, et que c’est par ces mesmes vtils qui se dementent et qui se trompent souuent.Or n’est-il pas merueille, s’ils se dementent, estans si aysez à incliner et à tordre par bien legeres occurrences. Il est certain que nostre apprehension, nostre iugement et les facultez de nostre ame en general, souffrent selon les mouuemens et alterations du corps, lesquelles alterations sont continuelles. N’auons nous pas l’esprit plus esueillé, la memoire plus prompte, le discours plus vif, en santé qu’en maladie ? La ioye et la gayeté ne nous font elles pas receuoir les subjects qui se presentent à nostre ame, d’vn tout autre visage, que le chagrin et la melancholie ? Pensez vous que les vers de Catulle ou de Sappho, rient à vn vieillard auaricieux et rechigné, comme à vn ieune homme vigoureux et ardent ? Cleomenes fils d’Anaxandridas estant malade, ses amis luy reprochoyent qu’il auoit des humeurs et fantasies nouuelles, et non accoustumées : Ie croy bien, fit-il, aussi ne suis-ie pas celuy que ie suis estant sain : estant autre, aussi sont autres mes opinions et fantasies. En la chicane de nos palais, ce mot est en vsage, qui se dit des criminels qui rencontrent les iuges en quelque bonne trampe, douce et de-