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homme bien portant ; celui qui a des crevasses aux doigts ou qui les a engourdis, trouverait que le bois ou le fer qu’il manie, sont aussi durs qu’ils le semblent à tout autre. Les choses en dehors de nous, qui viennent à nous, s’abandonnent donc à notre merci et nous demeurent dans les conditions où il nous plait de les recevoir. — D’autre part, si ce que nous recevons, nous l’acceptions sans l’altérer ; si les moyens d’appréciation dont dispose l’humanité étaient assez puissants et fermes pour saisir la vérité sans le secours d’éléments étrangers ; ces moyens étant communs à tous les hommes, la vérité se transmettrait de main en main, des uns aux autres, et il finirait par arriver que d’un si grand nombre, il se trouverait bien au moins une chose à laquelle, d’un consentement universel, tous ajouteraient foi. Aussi, ce fait, qu’on ne voit aucune proposition qui ne soit débattue et controversée entre nous ou qui ne puisse l’être, montre-t-il bien que, livré à lui-même, notre jugement ne saisit pas bien clairement ce qu’il saisit, puisque mon jugement à moi ne peut le faire accepter au jugement de mon voisin, ce qui marque nettement que je le conçois par un moyen autre que celui qui résulterait d’une puissance de conception dont la nature nous aurait tous doués au même degré, moi et tous les hommes.

Laissons de côté cette infinie confusion d’opinions, qui se voit chez les philosophes eux-mêmes, et cette perpétuelle et universelle discussion sur la connaissance que nous avons des choses ; il est en effet acquis à l’avance, comme absolument certain, que les hommes, je veux dire les savants, les plus sincères et les plus capables ne sont d’accord sur rien, pas même sur ce que le ciel est au-dessus de nos têtes, car ceux qui doutent de tout, doutent aussi que cela soit ; et ceux qui nient que nous soyons à même de comprendre quoi que ce soit, disent que nous ne comprenons pas que le ciel soit au-dessus de nous ; et ces deux opinions consistant l’une à douter, l’autre à nier, s’imposent, sans contredit, plus que toutes autres.

En dehors de l’infinie diversité d’opinions qui nous divisent, nous-mêmes nous varions constamment dans les jugements que nous portons sur un même sujet. — Outre cette innombrable diversité et division d’opinions, il est aisé de voir, par le trouble en lequel il nous jette et l’incertitude que chacun ressent en soi, que notre jugement est mal assis. Combien jugeons-nous diversement des choses ? combien de fois changeons-nous d’idées ? Ce que j’admets aujourd’hui et ce que je crois, je l’admets et j’y crois autant qu’il m’est possible ; tous nos organes, toutes nos facultés s’emparent de cette opinion et m’en répondent chacun dans la limite de ce qu’il peut ; je ne saurais embrasser aucune vérité, ni la conserver avec plus de conviction que je ne fais de celle-ci ; je m’y suis donné tout entier, elle me tient bien réellement ; mais ne m’est-il pas arrivé, non pas une fois, mais cent fois, mais mille fois, et tous les jours, d’avoir embrassé avec ces mêmes instruments, dans les mêmes conditions, quelque autre chose que depuis j’ai jugée fausse ? Au moins faut-il devenir sage à nos propres dépens ; si j’ai