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ciens receuoyent quelque inclination de iugement ; et trouuoyent trop crud, de dire qu’il n’estoit pas plus vray-semblable que la nege fust blanche, que noire ; et que nous ne fussions non plus asseurez du mouuement d’vne pierre, qui part de nostre main, que de celuy de la huictiesme sphere. Et pour euiter cette difficulté et estrangeté, qui ne peut à la verité loger en nostre imagination, que malaisément ; quoy qu’ils establissent que nous n’estions aucunement capables de sçauoir, et que la verité est engoufrée dans des profonds abysmes, où la veuë humaine ne peut penetrer : si aduouoyent ils, les vnes choses plus vray-semblables que les autres ; et receuoyent en leur iugement cette faculté, de se pouuoir incliner plustost à vne apparence, qu’à vne autre. Ils luy permettoyent cette propension, luy deffendant toute resolution. L’aduis des Pyrrhoniens est plus hardy, et quant et quant plus vraysemblable. Car cette inclination Academique, et cette propension à vne proposition plustost qu’à vne autre, qu’est-ce autre chose que la recognoissance de quelque plus apparente verité, en cette-cy qu’en celle-là ? Si nostre entendement est capable de la forme, des lineamens, du port, et du visage, de la verité, il la verroit entiere, aussi bien que demie, naissante, et imperfaicte. Cette apparence de verisimilitude, qui les fait prendre plustost à gauche qu’à droite, augmentez là ; cette once de verisimilitude, qui incline la balance, multipliez la de cent, de mille onces ; il en aduiendra en fin, que la balance prendra party tout à faict, et arrestera vn chois et vne verité entiere. Mais comment se laissent ils plier à la vray-semblance, s’ils ne cognoissent le vray ? Comment cognoissent ils la semblance de ce, dequoy ils ne cognoissent pas l’essence ? Ou nous pouuons iuger tout à faict, ou tout à faict nous ne le pouuons pas. Si noz facultez intellectuelles et sensibles, sont sans fondement et sans pied, si elles ne font que flotter et vanter, pour neant laissons nous emporter nostre iugement à aucune partie de leur operation, quelque apparence qu’elle semble nous presenter. Et la plus seure assiette de nostre entendement, et la plus heureuse, ce seroit celle-là, où il se maintiendroit rassis, droit, inflexible, sans bransle et sans agitation. Inter visa vera, aut falsa, ad animi assensum, nihil interest. Que les choses ne logent pas chez nous en leur forine et en leur essence, et n’y facent leur entrée de leur force propre et authorité, nous le voyons assez. Par ce que s’il estoit ainsi, nous les receurions de mesme façon : le vin seroit tel en la bouche du malade, qu’en la bouche du sain. Celuy qui a des cre-