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c’est là une manière de voir plausible, présentée par des gens de bonne composition. Mais il n’est pas facile d’assigner des bornes à notre esprit ; il est curieux et avide, et estime qu’il n’y a pas lieu pour lui de s’arrêter à mille pas plutôt qu’à cinquante, l’expérience lui ayant montré que là où l’un a échoué, un autre a réussi ; que ce qui était inconnu à un siècle a été connu du siècle suivant ; que les arts et les sciences ne se jettent pas tout d’un bloc dans un moule, mais se forment et prennent figure peu à peu, en les maniant et les polissant, en s’y reprenant à plusieurs fois, comme fait l’ours qui, pour faire prendre forme à ses petits, les lèche à loisir. Ce que ma force ne parvient pas à découvrir, je ne laisse pas de le sonder et de l’essayer ; et, en malaxant et pétrissant cette matière nouvelle, la remuant, l’échauffant, je donne à celui qui vient après moi, de la facilité pour en tirer parti plus à son aise, en la lui rendant plus souple et plus maniable : « telle la cire de l’Hymette qui s’amollit au soleil et qui, pétrie sous le pouce, prend mille formes et devient plus maniable par l’usage (Ovide) » ; le second en fera autant pour le troisième, d’où il résulte que la difficulté ne doit pas me désespérer non plus que mon impuissance, qui ne sont telles que pour moi.

Ignorant des causes premières, incapable de distinguer la vérité du mensonge, il doit s’arrêter dès les premiers pas. — L’homme est capable de tout, comme il n’est capable de rien ; et s’il vient, comme le fait Théophraste, à avouer son ignorance des causes premières et des principes, il n’a plus qu’à renoncer d’une façon absolue à toute science ; car si la base lui fait défaut, tout son raisonnement s’effondre. Disputer et s’enquérir n’ont d’autre but que d’être fixé sur les principes ; s’il n’y parvient pas, il est voué à une irrésolution continue : « Une chose ne peut être comprise plus ou moins qu’une autre, parce que la compréhension est une pour toutes choses (Cicéron). » — Si l’âme avait connaissance de quelque chose, il est vraisemblable que ce serait tout d’abord d’elle-même ; et si elle connaissait quelque chose en dehors d’elle, ce serait avant tout son corps et son enveloppe charnelle ; et pourtant on voit que jusqu’à nos jours, les dieux de la médecine n’ont cessé de discuter sur notre anatomie : « Si Vulcain était contre Troie, Troie avait pour elle Apollon (Ovide) » ; jusqu’à quand faudra-t-il attendre, pour qu’ils soient d’accord ! — Nous sommes plus voisins de nous-mêmes que ne nous sont voisins la blancheur de la neige ou la pesanteur de la pierre ; si l’homme ne se connaît pas lui-même, comment peut-il connaître sa force et pourquoi il est sur cette terre ? Ce n’est pas que nous n’ayons à l’aventure quelque notion du vrai ; mais c’est par hasard, d’autant que l’erreur pénètre en notre âme amenée par la même voie et de même façon, et que nous ne sommes pas à même de distinguer la vérité du mensonge, pas plus que de choisir entre eux.

Aussi est-il moins hasardeux de refuser à l’homme la possibilité d’arriver à la certitude en quoi que ce soit, que