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sible, et introduicte par gens de composition : mais il est malaisé de donner bornes à nostre esprit : il est curieux et auide, et n’a point occasion de s’arrester plus tost à mille pas qu’à cinquante. Ayant essayé par experience, que ce à quoy I’vn s’estoit failly, l’autre y est arriué et que ce qui estoit incogneu à vn siecle, le siecle suyuant l’a esclaircy : et que les sciences et les arts ne se lettent pas en moule, ains se forment et figurent peu à peu, en les maniant et pollissant à plusieurs fois, comme les ours façonnent leurs petits en les leschant à loisir : ce que ma force ne peut descouurir, ie ne laisse pas de le sonder et essayer : et en retastant et pestrissant cette nouuelle matiere, la remuant et l’eschauffant, i’ouure à celuy qui me suit, quelque facilité pour en iouyr plus à son ayse, et la luy rends plus soupple, et plus maniable :

Vt Hymettia sole
Cera remollescit, tractatáque pollice multas
Vertitur in facies, ipsóque fit vtilis vsu.

Autant en fera le second au tiers : qui est cause que la difficulté ne me doit pas desesperer ; ny aussi peu mon impuissance, car ce n’est que la mienne.L’homme est capable de toutes choses, comme d’aucunes. Et s’il aduouë, comme dit Theophrastus, l’ignorance des causes premieres et des principes, qu’il me quitte hardiment tout le reste de sa science. Si le fondement luy faut, son discours est par terre. Le disputer et l’enquerir, n’a autre but et arrest que les principes : si cette fin n’arreste son cours, il se iecte à vne irresolution infinie. Non potest aliud alio magis minúsue comprehendi, quoniam omnium rerum vna est definitio comprehendendi. Or il est vray-semblable que si l’ame sçauoit quelque chose, elle se sçauroit premierement elle mesme ; et si elle sçauoit quelque chose hors d’elle, ce seroit son corps et son estuy, auant toute autre chose. Si on void iusques auiourd’huy les dieux de la medecine se debattre de nostre anatomie,

Mulciber in Troiam, pro Troia stabat Apollo :

quand attendons nous qu’ils en soyent d’accord ? Nous nous sommes plus voisins, que ne nous est la blancheur de la nege, ou la pesanteur de la pierre. Si l’homme ne se cognoist, comment cognoistil ses functions et ses forces ? Il n’est pas à l’aduanture, que quelque notice veritable ne loge chez nous ; mais c’est par hazard. Et d’autant que par mesme voye, mesme façon et conduitte, les erreurs se reçoiuent en nostre ame, elle n’a pas dequoy les distinguer, ny dequoy choisir la verité du mensonge.Les Academi-