Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/343

Cette page n’a pas encore été corrigée

ront, en cas d’extrême nécessité, devenir un palliatif qui empêcherait que la contagion de ce poison ne vous gagne, vous et votre entourage.

Actuellement les sciences sont l’objet d’un enseignement officiel, en dehors duquel toute innovation est abusivement proscrite. — La liberté et la hardiesse dont usaient les anciens dans les œuvres de l’esprit firent que, naturellement, plusieurs sectes d’opinions différentes se formèrent dans la philosophie et dans toutes les branches des sciences humaines, chacun se mettant en état de juger et de choisir pour pouvoir prendre parti. Mais à présent que tout le monde va du même train : « liés à certains dogmes dont ils ne peuvent se départir, tous se voient forcés d’en défendre les conséquences, lors même qu’ils ne les approuvent pas (Cicéron) », que les questions afférentes aux arts sont réglées par ordonnances rendues par l’autorité civile, au point que les écoles relèvent toutes d’un même maitre et que cette institution est soumise à une discipline déterminée, on ne regarde plus ce que les monnaies pèsent et valent, chacun les reçoit, le cas échéant, au prix auquel on les compte communément et que le cours leur donne ; on ne discute pas si elles sont de bon ou mauvais aloi, mais seulement si elles sont acceptées. Et il en est ainsi de toutes choses : l’enseignement de la médecine ne se discute pas plus que celui de la géométrie ; de même des tours de bateleur, des enchantements, des nouements d’aiguillettes, des évocations des âmes des trépassés, des pronostics, des pratiques de l’astrologie et même de cette ridicule recherche de la pierre philosophale, tout s’admet aujourd’hui sans soulever la moindre contradiction. Il suffit de savoir que Mars a son siège au centre du triangle formé par les lignes de la main, Vénus au pouce, Mercure au petit doigt ; que lorsque la mensale se prolonge jusqu’à la protubérance de l’index, c’est signe de cruauté ; que lorsqu’elle s’arrête au médius et que la ligne moyenne naturelle fait avec la ligne de vie un angle ayant son sommet à même hauteur, c’est un indice de mort violente ; que si, chez la femme, cette ligne moyenne et la ligne de vie ne se coupent pas, cela dénote un penchant immodéré pour les plaisirs de la chair ; avec une telle science, je vous en prends vous-même à témoin, un homme ne peut manquer d’acquérir de la réputation et d’être accueilli avec faveur dans toute société.

Il n’en est pas moins vrai que l’esprit de l’homme ne peut dépasser certaines limites dans la connaissance des choses. — Théophraste disait que le savoir de l’homme, guidé par les sens, peut, dans une certaine mesure, faire juger des causes de ce qui est ; mais que s’il remonte aux causes essentielles et premières, il faut qu’il s’arrête, impuissant qu’il est, soit par sa faiblesse, soit par les difficultés auxquelles il se heurte. Une opinion intermédiaire et propre à nous flatter, c’est que notre capacité peut nous faire arriver à la connaissance de certaines choses, toutefois notre perspicacité a des limites au delà desquelles il est téméraire de vouloir l’employer ;