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étrange ; tout ce qui est extravagant me fâche. Vous qui, par l’autorité du rang que vous occupez et, ce qui vaut mieux encore, par les avantages que vous donnent vos qualités personnelles, pouvez d’un clin d’œil commander à qui vous plait, vous auriez dû confier la charge que je remplis à quelqu’un faisant de la littérature son occupation habituelle ; il vous eût, bien autrement que moi, renseignée et documentée sur ce sujet. Quoi qu’il en soit, en voilà assez, pour ce que vous avez à en faire.

Aussi mieux vaut, sur ces questions, s’en tenir aux enseignements de la foi, éviter toute controverse, et ne recourir à ces arguments que si, avec certaines gens, on est obligé de discuter. — Épicure disait des lois que même les plus mauvaises nous sont si nécessaires que, sans elles, les hommes se dévoreraient entre eux ; et Platon confirme que sans les lois nous vivrions comme les bêtes. Notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire ; il est malaisé d’en user avec ordre et mesure. Ne voyons-nous pas, à notre époque, ceux qui ont une supériorité marquante bien au-dessus des autres, une perspicacité dépassant de beaucoup les mieux doués à cet égard, donner pour ainsi dire pleine licence à leurs opinions et à leurs actes ? c’est miracle s’il en trouve un qui soit modéré et sociable. — On a raison d’opposer à l’esprit humain les barrières le plus étroites possible ; dans les études auxquelles il se livre, comme dans le reste, il faut lui ménager et régler son allure ; il faut, avec art, lui délimiter son terrain de chasse. On le bride, on l’enserre par la religion, les lois, les coutumes, la science, les préceptes, les peines et les récompenses mortelles et immortelles ; il se soustrait quand même à tous ces liens par sa facilité à se mouvoir et à se dérober ; c’est un corps sans consistance qu’on n’arrive ni à saisir, ni à retenir, corps aux formes multiples et mal définies qui échappe au nœud coulant et n’offre pas prise. — Il y a certainement peu d’âmes si réglées, si fortes, si bien nées qu’elles soient, auxquelles on puisse se fier de leur propre conduite et qui, abandonnées à leur seul jugement, soient susceptibles de voguer, avec modération et sans témérité, en dehors des idées qui ont communément cours ; il est plus sûr les mettre en tutelle. L’esprit est un glaive dangereux, même pour celui qui l’a en sa possession, s’il ne sait s’en servir avec opportunité et discrétion ; et il n’y a pas d’animal auquel il soit mieux justifié de faire porter des œillères, pour l’obliger à regarder où il marche et l’empêcher d’extravaguer de ci, de là, en se jetant hors des ornières que l’usage et les lois ont tracées. Aussi, quoi que ce soit qu’on fasse valoir d’ordinaire en pareil cas, est-il préférable de vous y tenir plutôt que de vous lancer dans ces discussions à perte de vue qui entraînent à cette licence effrénée. Si cependant quelqu’un de ces nouveaux docteurs entreprenait de faire auprès de vous l’esprit fort aux dépens de son salut et du vôtre, pour vous défaire de cette dangereuse peste qui se répand de jour en jour davantage dans les cours, les arguments que je vous expose pour-