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quand il prenait pour mesure de toutes choses l’homme, qui n’a seulement jamais connu la sienne, et auquel sa dignité ne permet pas d’admettre qu’à son défaut, une autre créature ait cet avantage. Puisqu’il est en contradiction permanente avec lui-même, que sans cesse chez lui une appréciation détruit l’autre, nous proposer, comme nous l’avons fait, de nous en rapporter à lui, ne pouvait être qu’une plaisanterie, qui devait nécessairement nous amener à conclure à l’impuissance du compas et de celui qui le manie. Thalès, en estimant que la connaissance de l’homme est très difficile pour l’homme, lui apprend par cela même que la connaissance de toute autre chose lui est impossible.

Les arguments qui précèdent ne sont pas eux-mêmes sans danger et peuvent se retourner contre nous. — Vous, pour qui j’ai pris la peine de m’étendre si longuement contre mon habitude, vous ne reculerez pas à défendre les propositions de Sebond, avec la seule aide des argumentations qui s’emploient d’ordinaire et qui se retrouvent dans les instructions qui vous sont faites chaque jour ; cela exercera votre esprit et sera pour vous un sujet d’étude intéressant. Car pour ce qui est de ce mode de discussion que je viens moi-même d’employer, il ne faut y avoir recours qu’à la dernière extrémité ; c’est un coup de désespoir où l’on abandonne ses propres armes pour enlever à l’adversaire les siennes ; c’est une botte secrète, dont il ne faut user que rarement et avec réserve. Se perdre pour en perdre un autre, est un acte des plus téméraires ; il ne faut pas vouloir mourir pour assurer sa vengeance, comme fit Gobrias qui, aux prises avec un seigneur de Perse et ne faisant qu’un avec lui, voyant Darius, survenu l’épée à la main, arrêté par la crainte de l’atteindre, lui Gobrias, lui cria de frapper hardiment, dût-il les transpercer tous deux. J’ai vu blâmer, comme iniques, des combats singuliers dans lesquels les armes dont il était fait usage et les conditions étaient telles que l’issue devait en être forcément fatale, et la perte des deux adversaires, celle du provocateur aussi bien que celle de celui qui lui était opposé, inévitable. — Les Portugais avaient, dans la mer des Indes, fait prisonniers plusieurs Turcs ; ceux-ci, impatients de leur captivité, résolurent, pour s’en délivrer, de mettre le feu et de détruire le navire et, avec lui, leurs maîtres et eux-mèmes, dessein qu’ils accomplirent au moyen de deux clous provenant du navire, qu’ils frottèrent l’un contre l’autre jusqu’à ce qu’une étincelle se produisant, vint à tomber dans les barils de poudre qui se trouvaient dans l’endroit où ils étaient enfermés. — Nous atteignons ici les confins de la science, ses dernières limites ; tout comme la vertu, elle est en défaut en ses points extrêmes. Tenez-vous dans la voie commune, il n’est pas bon d’être si subtil et si fin ; souvenez-vous à cet égard du proverbe toscan : « Qui trop se subtilise, se pulvérise (Pétrarque). » Je vous conseille la modération et la réserve dans les opinions que vous émettez, dans les raisonnements que vous tenez aussi bien que dans vos mœurs et en toutes autres choses ; évitez ce qui est nouveau et