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léthargie la plonge comme dans un profond et éternel sommeil, les yeux se ferment, la tête s’abat (Lucrèce). »

Les philosophes ne se sont guère, il me semble, appesantis sur ce point, non plus que sur un autre de même importance : Pour nous consoler de ce que nous sommes voués à la mort, ils ont toujours ce dilemne à la bouche : « Ou l’âme est mortelle, ou elle est immortelle ; si elle est mortelle, elle sera indemne de toute souffrance ; si elle est immortelle, elle ira marchant sans cesse dans la voie de la perfection. » Ils n’envisagent jamais l’autre cas : « Qu’arrivera-t-il si elle va constamment de mal en pis ? » et ils laissent aux poètes à nous entretenir des peines futures qui nous menacent, se donnant de la sorte beau jeu. Ce sont là deux omissions que j’ai souvent remarquées dans leurs entretiens. Je reviens à la première de ces deux propositions, que l’âme est mortelle.

L’âme perd, en certaines circonstances, l’usage de la constance et de la fermeté que les Stoïciens tiennent pour le souverain bien ; force alors est à notre belle sagesse de capituler et de rendre les armes. A cet égard, la vanité, qui est le propre de la raison humaine, avait porté à ne pas admettre comme supposables le mélange et la coexistence de deux conditions aussi opposées, de ce qui est mortel avec ce qui est immortel : « C’est folie d’unir le mortel à l’immortel, de les croire d’intelligence, et en communauté de fonctions. Que doit-on en effet imaginer de plus différent, de plus distinct, de plus contraire que ces deux substances, l’une périssable, l’autre indestructible, que vous prétendez réunir pour les exposer ensemble aux plus terribles désastres (Lucrèce) ? »

On contestait moins le passage de vie à trépas de l’âme et du corps « elle s’affaisse avec lui sous le poids des ans (Lucrèce) », dont, selon Zénon, le sommeil, qui « est une défaillance et une chute de l’âme, aussi bien que du corps », nous donne assez l’image. Si l’on voit chez quelques-uns l’âme conserver sa force et sa vigueur au déclin de la vie, cela, disait-on, tient à la diversité des maladies ; de même que l’on voit, sur la fin de leurs jours, des hommes conserver intacts, qui un sens, qui un autre : l’un, l’ouïe ; l’autre, l’odorat ; l’affaiblissement n’est d’ordinaire pas si général, que certaines parties de l’organisme ne demeurent entières et sans rien perdre de leur vigueur : « de la même manière que les pieds peuvent être malades, sans que la tête ressente aucune douleur (Lucrèce) ».

Les plus hardis dogmatistes eux-mêmes ne soutiennent que faiblement le dogme de l’immortalité de l’âme. — Le regard que notre jugement porte sur la vérité peut se comparer, comme le dit Aristote, à celui du chat-huant contemplant la splendeur du soleil. Nous n’avons rien de mieux que cette grossière cécité pour pénétrer cette si éclatante lumière ; car l’opinion contraire qui préconise l’immortalité de l’âme, laquelle, au dire de Cicéron, a été introduite pour la première fois, du moins d’après ce qu’on trouve dans les livres, par Phérécyde de Syros contemporain de Tullus, que d’autres attribuent à Thalès et d’autres à d’autres, est