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l’enfance, sa vigueur et sa maturité croître avec le temps, son affaiblissement quand vient la vieillesse, enfin sa décrépitude : « Nous sentons qu’elle nait avec le corps, qu’elle croit et vieillit avec lui (Lucrèce). » — On constatait qu’elle est capable d’être en proie à diverses passions et d’éprouver des mouvements pénibles, lui causant de l’agitation et occasionnant en elle de la lassitude et de la douleur ; d’être susceptible d’altération, de changement, d’allégresse, d’assoupissement, de langueur ; d’avoir ses maladies et ses infirmités, tout comme le pied ou l’estomac ont les leurs : « Nous voyons l’esprit pouvoir être traité par la médecine et guérir comme un corps malade (Lucrèce). » On la constatait également émoustillée, troublée sous l’action du vin ; déplacée de son assiette par les vapeurs d’une fièvre chaude ; endormie par l’emploi de certains médicaments et réveillée par d’autres « Il faut bien que l’âme soit corporelle, puisqu’elle est sensible aux impressions du corps (Lucrèce). » On voyait toutes ses facultés détraquées, renversées par le seul effet de la morsure d’un chien malade ; et, quelle que soit la fermeté de sa raison, son intelligence, sa vertu, la résolution dont l’a dotée la philosophie, l’énergie de sa volonté, rien ne pouvoir l’exempter de subir les effets de semblables accidents ; la salive d’un mauvais petit roquet sur la main de Socrate, réagir sur sa sagesse, ses idées si hautes, si pondérées et les anéantir au point qu’il n’en reste pas trace : « L’âme est troublée, altérée, bouleversée, brisée par la force de ce poison (Lucrèce) » ; ce venin ne pas rencontrer plus de résistance dans l’âme de ce philosophe que dans celle d’un enfant de quatre ans et être capable de communiquer la rage à la philosophie tout entière si elle eût été personnifiée, et de la rendre furieuse, insensée ; si bien que Caton, qui triompha de la mort elle-même et de la mauvaise fortune, n’eût pu supporter la vue d’un miroir ni celle de l’eau et eût été accablé d’épouvante et d’effroi si, par le fait de la contagion que peut transmettre un chien enragé, il eût été atteint de cette maladie que les médecins appellent hydrophobie : « Le mal, en se répandant dans les membres, trouble l’âme par sa violence, tout comme la force du vent soulève la mer en vagues écumantes (Lucrèce). »

Certainement la philosophie a bien armé l’homme contre la souffrance pouvant provenir de n’importe quel autre accident, elle l’a pourvu de patience ; et, si son mal excède ses forces, en se dérobant complètement à la sensation qu’il en éprouve, il a un moyen infaillible d’y échapper. Mais ce sont là des procédés qui ne sont à l’usage que d’une âme maitresse et sûre d’elle-même, capable de ¹ raisonnement et de résolution ; ils ne remédient pas au cas où, chez un philosophe, l’âme s’affole, se trouble, se renverse et se perd, ainsi qu’il arrive en diverses circonstances, telles qu’une agitation trop véhémente survenant en elle sous l’influence d’une violente passion, une blessure en certains endroits de notre être, des exhalaisons de l’estomac nous causant des vertiges et des tournoiements de tête : « Souvent dans les maladies du corps, l’âme s’égare et se répand en discours sans suite ; d’autres fois, une pesante