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terres, des mers, des profondeurs des cieux ; à leur naissance, il prête à l’homme, aux animaux domestiques, aux bêtes féroces, le léger souffle qui les anime ; dès lors, aucun n’est destiné à périr, tous doivent rendre leur être à ce grand tout dont il est issu (Virgile). » Parmi eux, certains estiment que tout en y retournant, elles ne font que s’y rattacher et conservent leur individualité ; d’autres croient qu’elles sont une émanation de la substance divine ; d’autres, qu’elles sont produites par les anges et formées de feu et d’air ; les uns, qu’elles sont de toute éternité ; les autres, qu’elles sont créées au moment du besoin ; d’autres, qu’elles descendent du disque de la lune et y retournent. — Généralement, les anciens croyaient qu’elles sont engendrées de père en fils, de la même façon que tout ce que produit la nature. À l’appui de cette hypothèse, ils invoquaient la ressemblance des enfants avec leurs pères : « La vertu de ton père t’a été transmise avec la vie » ; « Les forts engendrent les forts (Horace) » ; et aussi que l’on voit les pères transmettre à leurs enfants, non seulement certains signes du corps, mais encore quelque chose de leur caractère, de leur tempérament, de leurs dispositions d’âme : « Pourquoi le lion transmet-il sa férocité à sa race ? pourquoi la ruse est-elle héréditaire chez les renards, la fuite et la peur chez les cerfs… ? si ce n’est parce que l’âme a son germe propre et se développe en même temps que le corps (Lucrèce). » Ils en donnaient encore comme raison que c’est là-dessus que se fonde la justice divine pour punir, dans les enfants, les fautes des pères ; les vices de ceux-ci, par le fait de la contagion, entachant l’âme de ceux-là et les deréglements de la volonté des uns réagissant sur les autres.

Est-elle préexistante au corps auquel elle est unie ? — Ils ajoutaient que si les âmes avaient une origine autre que celle-ci qui est toute naturelle, si elles avaient été quelque autre chose en dehors du corps avec lequel elles ont été engendrées, elles auraient souvenance de leur première condition, vu les facultés de discourir, raisonner et se souvenir dont elles sont naturellement douées : « Si l’âme s’insinue dans le corps à sa naissance, pourquoi ne nous souvenons nous pas du passé ? pourquoi ne conservons-nous aucune trace de nos actions antérieures (Lucrèce) ? » Admettre cette hypothèse, c’est supposer que nos âmes ont toute science acquise quand elles sont encore dans toute leur simplicité et leur pureté naturelles ; mais s’il en est ainsi, elles se trouvent exemptes d’être emprisonnées dans un corps ; pourquoi alors cette réincarnation, puisque avant d’entrer dans leur nouveau corps elles seraient telles qu’elles seront, il faut l’espérer, quand elles en sortiront ? Encore faudrait-il qu’elles se souviennent, pendant leur nouvelle vie, de ce qu’elles étaient arrivées à connaître lors de leur existence antérieure, « apprendre n’étant, au dire de Platon, que nous remémorer ce que nous avons su ». Or, chacun sait par expérience que cette assertion est fausse ; d’abord, parce que, précisément, nous ne nous souvenons que de ce qu’on nous apprend et que, si la mémoire faisait exactement son office, elle nous suggérerait bien quelque chose de plus que ce que