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de même de la philosophie : elle a tant de formes, de variétés et a tant parlé, que tous nos songes, toutes nos rêveries y ont pris place ; la fantaisie humaine ne peut plus rien concevoir, ni en bien, ni en mal, qui n’y soit : « On ne peut rien dire de si absurde, qui n’ait déjà été dit par quelque philosophe (Cicéron). » — Je n’en suis que plus libre pour livrer mes caprices au public, d’autant que, bien qu’émanant de moi seul et que personne ne me les ait suggerés, je sais qu’ils se trouveront toujours avoir quelque rapport avec d’autres déjà émis et qu’il ne manquera pas quelqu’un pour dire : « Voilà d’où il les a tirés. » Mes idées sont ce que la nature les a faites ; pour les former, je me suis attaché à ne suivre aucune règle ; et pourtant, quelque faibles qu’elles soient, quand l’envie m’a pris de les exprimer et que pour les publier dans des conditions plus favorables, je me suis mis en devoir de les appuyer de raisonnements et d’exemples, j’ai été moi-même émerveillé de m’apercevoir combien, d’aventure, elles se trouvent conformes à de si nombreux exemples et raisonnements philosophiques. A quelle doctrine se rattachent-elles ? je ne l’ai su qu’après les avoir mises en œuvre et avoir jugé du résultat ; j’appartiens à une espèce nouvelle : je suis un philosophe, devenu tel sans préméditation et par hasard.

L’opinion la plus vraisemblable est que l’âme loge dans le cerveau. — Pour revenir à notre âme, il est vraisemblable que si Platon a placé la raison dans le cerveau, la colère dans le cœur, la cupidité dans le foie, il a plutôt donné là une interprétation des mouvements de l’âme, qu’il n’a voulu indiquer en elle une division et une distinction à l’instar de celles qui existent entre les différents membres du corps. La plus vraisemblable de ces opinions est que l’âme est une ; qu’elle a par elle-même la faculté de raisonner, de se souvenir, de comprendre, juger, désirer, et que toutes autres opérations, elle les exerce par l’entremise des différentés parties du corps, comme le pilote gouverne son navire suivant l’expérience qu’il en a, tantôt en tendant ou relâchant une corde, tantôt en hissant une vergue ou se servant de l’aviron, sa seule puissance produisant ces divers effets. Il est également probable que l’âme loge dans le cerveau ; cela résulte de ce que les blessures et accidents qui affectent cet organe, se répercutent aussitôt sur les facultés de l’âme ; du cerveau, il est naturel d’admettre qu’elle se répand au travers du reste du corps, de même que le soleil répand hors du ciel sa lumière et sa fécondité et en remplit le monde : « Le soleil, dans sa course, ne s’écarte jamais du milieu du ciel et cependant il éclaire tout de ses rayons (Horace). » « L’autre partie de l’âme, répandue par tout le corps, est assujettie et obéit aux ordres supérieurs de l’intelligence (Lucrèce). »

Diversité des opinions sur son origine. — Il en est qui ont avancé qu’il y a une âme principe de toutes les autres, quelque chose comme un grand corps dont toutes les âmes particulières sont extraites et où elles retournent pour se fondre à nouveau dans ce milieu qui se reconstitue sans cesse : « Dieu circule au travers des